17 Décembre 2018
Je ne sais ce que signifie encore pour vous, lecteurs, la révolte dite des « gilets jaunes ». Je ne vous cacherai pas que désormais, après plus d'un mois de criailleries, cette révolte pourtant non dépourvue de signification, suscite en moi de la fatigue et de l'ennui. Peu de réflexion accompagne son récit sur les « réseaux sociaux ». Mais en revanche beaucoup de bavardage, un chapelet d'insultes, un dégorgement d'obscénités qui en disent plus, chacune, sur les problèmes personnels des « commenta teurs » que l'événement lui-même, ou la personne d'Emmanuel Macron.
C'est la raison pour laquelle je vais, sauf événement nouveau et d'importance majeure, diminuer la contribution du Scrutateur sur cette crise.
Parmi les analyses qui à mes eux jaugent notre trouble social et politique je publie ce soir cette récente interview donnée au Figaro par Jean-François Collosimo, philosophe, théologien, directeur d'une importante maison d'édition (Le Cerf).
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Par Alexandre Devecchio
Mis à jour le 14/12/2018 à 10h15 | Publié le 14/12/2018 à 08h00
GRAND ENTRETIEN - L'historien des idées et des religions analyse le mouvement des «gilets jaunes». Pour l'auteur d'Aveuglements, «la ressemblance entre la longue agonie de l'Ancien Régime et l'avortement immédiat du nouveau monde est significative en termes d'atmosphère». Cependant, selon lui, ce mouvement tient davantage de la contre-révolution que de la révolution dans la mesure où il vise l'idéologie progressiste.
La comparaison du mouvement des «gilets jaunes» avec 1789 vous paraît-elle pertinente?
La comparaison est tentante mais appelle d'abord des clins d'œil amusés. En ramassant les époques, on dira qu'il y a un brin du collier de la reine dans l'affaire Benalla, un grain de fuite à Varennes dans le départ précipité d'Emmanuel Macron du Puy-en-Velay et, entre les deux, que les mêmes vignettes incendiaires et militaires illustrent les émeutes de juillet 1789 et les manifestations de décembre 2018. A la différence près qu'il n'y a plus de Bastille à prendre car l'ordre symbolique est défunt.
Plus sérieusement, la ressemblance entre la longue agonie de l'Ancien Régime et l'avortement immédiat du nouveau monde est significative en termes d'atmosphère. L'empilement contradictoire des castes et des clans, la multiplication anarchique des lois, des droits et des instances, l'inflation de la spéculation financière, l'excès déséquilibré de l'impôt, la crise climatique et agricole, l'instabilité internationale sont au rendez-vous. De même que la prétention d'une jeune classe dirigeante à assumer le pouvoir au nom de son intelligence et de son nantissement, mais aussi, ne l'oublions pas, le profond trouble affectant la sphère religieuse. Mais tout cela n'est qu'un jeu de miroirs.
Pour beaucoup cependant, le mouvement des «gilets jaunes» est un mouvement révolutionnaire.
On n'a pas affaire aujourd'hui à un mouvement révolutionnaire, mais plutôt à l'une des 8000 rébellions et jacqueries que l'historien Jean Nicolas a répertoriées entre 1700 et 1780 et dont la politisation a été lente avant d'aboutir à la nuit du 4 Août. Une similitude existe, donc, entre l'«intranquillité» de la fin du XVIIIe siècle et l'«insécurité» du début du XXIe siècle, mais là encore elle relève du sentiment. Car, pour le reste, d'un point de vue idéologique, on assiste plutôt à une contre-révolution. C'est tout l'aveuglement malheureux d'Emmanuel Macron. Son quinquennat est sans doute d'ores et déjà achevé économiquement et politiquement, au sens où ses marges d'invention sont désormais nulles. Mais ce qu'il n'a pas vu est que le progressisme dont il s'est fait le défenseur planétaire est sinon mort, à tout le moins défait.
C'est depuis 1789 que la religion manichéenne qu'ont engendrée les Lumières, divisant l'humanité entre un camp du Bien et un camp du Mal, s'est éteinte. On ne ranime pas un astre noir, mais à continuer à prendre une fausse lanterne pour un luminaire, on engendre la colère. Les anathèmes jetés contre les «gilets jaunes», les renvois aux années sombres, les évocations du spectre de l'ultradroite sont simplement de pathétiques mantras. Pas plus que nous ne sommes en juillet 1789, nous ne nous trouvons face à un fantasmatique février 1934. Mais un président qui, à force de confondre communication et communion, nourrit l'incroyance doit être prêt à se heurter à l'incrédulité. Laquelle, chez le peuple, prend aisément force de rage.
Les «gilets jaunes» révèlent-ils l'existence d'un nouveau tiers état et la France périphérique n'est-elle pas en train d'acquérir une véritable conscience de classe?
«La fracture entre ceux qui décident, ou font semblant, et ceux qui subissent, et endurent réellement, paraît de plus en plus irrémédiable»
Il est clair que la contestation s'adresse à la double élite qui concentre l'hégémonie culturelle, nommément l'aristocratie étatique et le clergé médiatique. La fracture entre ceux qui décident, ou font semblant, et ceux qui subissent, et endurent réellement, paraît de plus en plus irrémédiable. Le mépris de leur condition est cruel pour les gens de peu qui ont toujours moins sans doute matériellement, mais surtout spirituellement. En somme, il y avait une dignité à retrouver et seul pouvait la procurer ce sursaut violent sous la pression de la tonte et la hantise de l'abattoir que les bêlants connaissent en se cabrant. Moins que le retour d'une conscience de classe, j'y vois un désir d'épiphanie. L'aspiration à se rendre au centre, à l'occuper, à redevenir visible par tous et de tous côtés. En partageant leur vulnérabilité, ceux-là ont d'abord refait fraternité.
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Vous êtes historien des cultures. La France rejoue-t-elle la Révolution à intervalles réguliers?
Nous nous sommes repentis de tout, le nécessaire et l'accessoire, sauf de la Terreur. Depuis la sacralisation de la guillotine, la France zigzague tel un volatile décapité. Ayant raté le tournant de la monarchie constitutionnelle en 1791-1792, nous avons enquillé une douzaine de régimes en deux siècles: deux restaurations, deux empires, trois dictatures, cinq républiques… Un tous les vingt ans en moyenne! Et notre dernière guerre civile remonte à cinquante ans, autour de l'affaire d'Algérie. La vérité est qu'il y a parenté entre la révolution et la réaction dont l'alternance cyclique, mais aussi la genèse duelle, tient de la discorde entre frères ennemis. Il nous faudrait exorciser notre histoire comme on le fait des chroniques familiales en admettant que nous avons sacrifié au rite du sang faussement émancipateur, à la mise à mort théâtralisée de l'autorité et que nous en portons les stigmates. Sans quoi la réforme, en l'absence d'une commune filiation enfin reconnue,sera toujours synonyme d'exclusion pour les uns ou pour les autres.
La figure et la stratégie de Macron, qui ont rassemblé la bourgeoisie de droite et de gauche, rappellent-elles Louis-Philippe et aujourd'hui, 1848?
Un certain narcissisme les apparente, qui les fait chacun se rêver en un improbable Bonaparte pacifique. Devant les images de Paris en flammes, le Président aurait ainsi récemment confié à ses conseillers que «quand il y a de la haine, c'est qu'il y a aussi une demande d'amour». Ce qui évoque irrésistiblement l'épanchement du «roi citoyen» alors que son trône est plus qu'ébranlé et que l'exil le guette: «Je n'ai rien à craindre. Je suis nécessaire.» L'un et l'autre tendent à confondre le composite et le compact, la séduction et la suzeraineté, le calcul et le commandement. Et tous deux considèrent que la France peut être traitée contractuellement. Erreur funeste! L'avenir dira si la formule appliquée par Hugo à l'un, «la transition régnante», vaudra pour l'autre.
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Qui dit révolution dit aussi violence. Que vous inspirent les destructions et les violences verbales et physiques qui ont émaillé les manifestations?
Il n'y a pas lieu de s'en réjouir. Mais on ne saurait trop non plus le déplorer car, tant que l'on casse, on n'abat que des statues. Massacre hystérique contre massacre effectif, la révolution, dira encore Victor Hugo, «septembrise les ruines». La destruction collective comme hystérisation de la haine est, depuis, une constante de la psyché moderne et singulièrement française. Un paysage neuf pour un monde nouveau! C'est l'ordalie purificatrice, «la grande toilette qui lave du passé et du préjugé», pour reprendre un slogan jacobin. (Ordalie :
Épreuve judiciaire par les éléments naturels, jugement* de Dieu par l'eau, le feu. Note du Scrutateur) |
C'est aussi tout le dilemme des Lumières entre la culture et l'égalité. Un malaise que l'abbé Grégoire tâchera de lever en inventant, en 1794, le mot «vandalisme». Manière thermidorienne de faire passer que le barbare n'est pas de chez nous, qu'il n'est pas nous et que l'iconoclasme ne peut être imputé à la vraie révolution. Résultat, la philanthropie civilisatrice des élites aura désormais raison des frustes et des sauvages. En 1795, le dépôt des sculptures sauvées par le peintre Alexandre Lenoir donne lieu au premier musée des Monuments français, embryon de l'Etat culturel. La messe est dite. A la bourgeoisie le patrimoine et à la plèbe, le saccage. Ce schéma-là a cependant fait son temps.
«Il est puéril de parier sur un essoufflement de la contestation et un retournement de l'opinion. L'idée européenne est d'ores et déjà la grande perdante des atermoiements entêtés d'Emmanuel Macron»
Certains «gilets jaunes» sont-ils des «sans-culottes» à l'âge du numérique, et ne peut-on pas voir dans certains actes de destruction une marque du nihilisme contemporain?
Le nihilisme, ce parasitisme du néant qui devient à lui-même sa propre fin, se promène partout, avec ou sans gilet. L'un de ses vecteurs est précisément de rendre le pauvre misérable. J'entends par là que l'empire illimité de l'argent a privé les humbles de la décence qui faisait leur fierté et, plus encore, leur liberté. Cette corruption-là, pour laquelle il n'y a pas d'office de répression, explique qu'ils n'ont, au sens propre, rien à perdre. Je ne parle pas ici de l'extrémiste qui joue au possédé et qui sans doute l'est, mais du Français si commun qu'il en est devenu la risée obsessionnelle des faux instruits. Sans doute Péguy, Bernanos et Clavel le saluent-ils aujourd'hui depuis leur tombeau.
Il a ses vices, mais son instinct métaphysique ne le trompe pas quand il juge qu'il n'y a guère à conserver de cette société qui a la Bourse pour cathédrale, et le consumérisme pour liturgie. Mais s'y ajoute, vous avez raison, une amertume qui gâche quelque peu la guignolade d'aller se frotter aux gendarmes. Ce n'est pas un phénomène nouveau. Cela fait déjà vingt à trente ans que nous voyons nos paysans détruire leurs récoltes devant les préfectures en signe de protestation muette. Un acte contre-nature. Ce sont les mêmes qui se suicident en nombre. Aucun alignement de blindés n'apaisera jamais ce désespoir.
1789 a été conduit par une nouvelle élite naissante. Ce mouvement qui ne semble avoir ni tête ni projet peut-il entraîner une transformation politique?
C'est le politique lui-même qui est en train de changer de nature. Seul l'Elysée peut continuer à opposer l'élection de 2017 et la crise de 2018 comme deux événements antagoniques. La vérité, c'est que le même dérèglement des astres se poursuit et qu'il balaie large, le rouleau entraînant coup sur coup qui il élève et qui il abaisse. Il est puéril, dès lors, de parier sur un essoufflement de la contestation et un retournement de l'opinion. L'idée européenne est d'ores et déjà la grande perdante des atermoiements entêtés d'Emmanuel Macron, dont il se voulait pourtant l'avocat. Quant à l'horizon, il est lourd d'orages autrement menaçants. Des rébellions surviendront encore, amples ou mineures, sporadiques ou épidémiques. En toute hypothèse, leur possible conjonction inopinée représentera le pire danger et la meilleure chance. Elle se ramènera peu ou prou à la question de savoir ce que peut encore signifier la nation française. Question qu'on ne saurait évidemment abandonner à ceux qui, aujourd'hui, l'exploitent.
Que peut désormais Emmanuel Macron?
Le Président a pour lui une Constitution, celle de la Ve République que son fondateur, Charles de Gaulle, a pensée et voulue comme une réconciliation de l'histoire de France. Il faudrait qu'outrepassant sa difficulté d'en être le lointain successeur et de n'avoir que peu vécu d'épreuves majeures, il finisse néanmoins par s'y convertir. Le problème est que la conversion est une affaire de grâce, laquelle ne se commande pas mais à laquelle l'humilité prépare.
Ce mouvement semble n'être qu'une variante d'unerévolte globale des peuples en Europe et plus largement dans le monde occidental. La révolte des «gilets jaunes» doit-elle être mise en perspective avec les résultats électoraux en Italie, mais aussi au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis?
Tout le vocabulaire péjoratif qui est devenu d'usage sur les populismes ou les «démocratures» montre à sa façon que les grilles anciennes de pensée sont dépassées. Reste que le génie de la France est de résister à la servitude de l'étranger, quelle qu'elle soit, et tentation de l'imitation comprise. Moins que de prêter l'oreille à ce que dit le monde, nous devons méditer ce que nous avons à dire au monde. Et là encore, en commençant par donner voix aux sans-voix.
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