( Le texte que l'on va lire est du grand professeur Jules Michelet. Professeur d'histoire, et historien célèbre, il n'est pas besoin de le rappeler. Il est le tout début d'un cours prononcé au Collège de France en 1842.
En ce début du 21ème siècle l'enseignement est gravement menacé en France. La méditation de ces magnifiques paroles de Michelet est d'autant plus nécessaire pour qui se refuse à accepter la décadence comme inéluctable.
Mardi prochain il sera retiré de la liste des articles. Mais il pourra être retrouvé dans notre rubrique La pensée du jour; et dans celle dénommée La chrestomathie du Scrutateur dont je rappelle l'existence aux chercheurs et aux curieux. Elle est essentielle sur ce site, dont la vocation est de réfléchir à des problèmes de fond, et pas seulement de commenter avec un bonheur inégal l'actualité politique et sociale. E.Boulogne).
«Je dois remercier les personnes obligeantes qui recueillent mes leçons, mais en même temps les prier de ne donner à ceci aucune publicité. Je parle avec confiance à vous, à vous seuls, et point aux gens du dehors. Je ne vous confie pas seulement ma science, mais ma pensée intime sur le sujet le plus vital. C'est justement parce que cet auditoire est très nombreux, très complet (d'âge, sexe, provinces, nations...), que j'y sens l'humanité, l'homme, c'est-à-dire moi. De moi à vous, de l'homme à l'homme, tout peut se dire. Il semble qu'un seul parle ici : erreur, vous parlez aussi. J'agis et vous réagissez, j'enseigne et vous m'enseignez. Vos objections, vos approbations, me sont très sensibles. Comment? On ne peut le dire. C'est le mystère des grandes assemblées, l'échange rapide, l'action, la réaction de l'esprit. L'enseignement n'est pas, comme on le croit, un discours académique ou une exhibition; c'est la communication mutuelle doublement féconde d'un homme et d'une assemblée qui cherchent ensemble. La sténographie la plus complète, la plus exacte, reproduira-t-elle le dialogue ? Non, elle reproduira seulement ce que j'ai dit, et pas même ce que j'ai dit: je parle aussi du regard et du geste. Ma présence et ma personne, c'est une partie considérable de mon enseignement. La meilleure sténographie paraîtra ridicule parce qu'elle reproduira les longueurs, les répétitions très utiles ici, les réponses que je fais souvent aux objections que je vois dans vos yeux, les développements que je donne sur un point, où l'approbation de telle ou telle personne m'indique qu'elle voudrait m'arrêter. [...] Donc il faut laisser voler ces paroles ailées. Qu'elles se perdent, à la bonne heure ! qu'elles s'effacent de votre mémoire, si l'esprit en reste, c'est bien. C'est là ce qu'il y a dans l'enseignement de touchant et de sacré. Que ce soit un sacrifice, qu'il n'en reste rien de matériel, mais que tous en sortent forts, assez forts pour oublier ce faible point de départ. Quant à moi, si je craignais que mes paroles risquassent de geler en l'air et d'être reproduites ainsi, isolées de celui pour qui vous avez quelque bienveillance, je n'oserais plus parler. Je vous enseignerais quelque table chronologique, quelque sèche et triviale formule, mais je me garderais d'apporter ici comme je fais moi-même, ma vie, ma pensée la plus intime. »
Jules Michelet.