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14 Juin 2025
Shuji Terayama, cinéaste japonais des années 70, a commencé sa carrière en tant que présentateur d’une chaîne de radio locale dans sa préfecture natale d’Aomori. Parmi ses faits d’armes, inspirés par un fameux canular d’Orson Welles (qui avait fait croire à une invasion d’extra-terrestre en direct sur les ondes), Terayama aurait terrorisé une ville entière en relatant une série d’incidents violents qui seraient tous relatifs à des enfants : garçons et filles se seraient mis à tuer massivement leurs parents à brûler leurs propres maisons. De cette blague de fort mauvais goût, qu’il défendra comme une expérience sociologique, il tirera son film le plus connu, L’Empereur Tomato Ketchup, film insoutenable où les enfants d’une petite ville, mus par la même froide folie collective, massacrent à peu près tous les adultes qui croisent leur chemin. Une telle idée ne pouvait naître que dans un pays comme le Japon, cette société profondément patriarcale qui s’est vue définitivement castrée le jour de la reddition de l’Empereur, et qui semble désormais vaciller autour de ce trou noir, de cette ablation définitive du père symbolique.
Aujourd’hui, les enfants-tueurs ont gagné la France. L’adolescence n’est plus un âge, ni une période de transition, c’est devenu un monde à part entière, un mode d’être qui fonctionne en vase-clos, avec ses codes, ses rites secrets, mais qui est en même temps tout à fait poreux aux pires aspects du néo-capitalisme, jusqu’à les déformer, les hystériser pour les rendre invivables. L’adolescence est du reste une pure invention des Trente Glorieuses, un syndrome de cette société de consommation toute puissante qui se gargarisait d’avoir combattu la barbarie, d’avoir construit des ponts et des échangeurs sur ses propres charniers. Une volonté de sortir de l’Histoire pour s’en épargner les horreurs, et de rentrer dans le « royaume du jouet », comme l’appelle le philosophe Giorgio Agamben, reprenant à son compte la fascinante parabole de Carlo Collodi. Ce monde du jouet dans lequel nous baignons, c’est bien celui d’un monde qui se donne comme acausal, itératif, où la consommation escamote peu à peu toute conscience morale, impose une nouvelle ère Païenne constituée de rites climatisées, de répétitions, de compulsions et de stimuli orchestrés et motorisées par des machines – tous ces écrans complices de l’extension du domaine de l’enfant à tous les aspects du Réel.
Les enfants tueurs ont gagné le monde
Ce bégaiement festif de la post-histoire, dans lequel le Père, évidemment, est gommé d’office – puisque le père, d’une certaine façon, est une cause première – est le terreau idéal d’une violence endémique, de ce mal absolu qui n’est pas tant une « absence de bien » qu’une absence tout court, un relâchement dans le tissu social, des zones blanches qui s’étendent ici et là dans la trame docile des banlieues pavillonnaires. Le drame de Nogent, et tous ces actes perpétrés par des enfants qui semblent vivre dans un monde de fantasmes, « par-delà le bien et le mal », ne sont pas imputables aux fameux réseaux sociaux, encore moins aux jeux vidéo. Ce serait trop facile. Benny’s Video, l’un des premiers films de Michael Haneke, racontait très bien, et ce avant l’ère des réseaux, comme un enfant de bonne famille pouvait tuer sauvagement une jeune fille « juste pour voir comment ça fait », car au Pays du Jouet, tout est possible, et rien ne meurt vraiment. A fortiori dans un réel ou tout est enregistré, où autrui n’est pas tant un être de chair et de sang qu’une silhouette pixellisée, projetée en de multiples exemplaires sur l’agora panoptique des réseaux. Interdire les réseaux, interdire la pornographie, interdire les couteaux de cuisine… autant de propositions grotesques qui traduisent un gouvernement aux abois, des élites qui sont incapables de prendre de la hauteur, qui restent le groin dans le caniveau et dans l’émotion imbécile du fait divers. Un peu comme le fait la série Adolescence sur Netflix, tout aussi incapable de pointer le doigt sur ce qu’elle devenu… l’adolescence : un épitomé de notre néo-libéralisme sauvage, le décor d’une dissociation qui semble n’avoir plus de fin, et où idée de Bien Commun est bannie de facto par le Dieu Ego.