23 Octobre 2013
« Tris nouvèl », comme aurait dit Déterville notre vendeur de journaux à la criée, Guadeloupéen légendaire.
J'apprends la mort du père Maurice Barbotin, âgé de plus de 90 ans, membre de la Congrégation des pères du Saint-Esprit.
Je l'ai connu en 1960 et 1961, alors que deux années de suite, je fus à Marie-Galante moniteur de colonie de vacances, dans cette petite île du sud de la Guadeloupe, où ma famille a vécu plus de deux siècles et demi.
Maurice Barbotin n'était pas un homme ordinaire. Il ne se contentait pas d'exercer son ministère avec une ferveur, une ardeur, un tact aussi constants qu'exemplaires. C'était aussi un homme cultivé, curieux de tout, qui trouvait du temps à consacrer à une parfaite connaissance anthropologique, historique, géographique, linguistique du milieu où il vivait, et plus particulièrement de Marie-Galante où il exerçait son sacerdoce en la paroisse de Saint-Louis ( pendant une bonne trentaine d'années ).
De cette intense recherche, il a tiré plusieurs livres, où le savoir, profond, ne se laissait pas recouvrir par le faux sérieux des enquêtes universitaires. Vous allez pouvoir en juger par l'extrait d'un de ses ouvrages que je publie plus bas.
Je retrouvai, de nombreuses années après les années 60, le père Barbotin après qu'il eut quitté Marie-Galante quand il exerça un temps la fonction d'aumônier militaire en Guadeloupe.
Puis il quitta notre île pour la Guyane où il redémarra, comme un jeune, à la découverte des âmes de cette belle province française d'Amérique, continuant à être témoin et pécheur d'âmes, et aussi, toujours, écrivain, historien, anthropologue.
Maintenant il nous quitte. Pas tout à fait pourtant, car son souvenir reste vivace, et vivante l'exemplarité de son action, comme en témoigne l'accueil vibrant qu'il reçut de la communauté marie-galantaise, lors d'une visite, que vieillard à la fois chenu et alerte il rendit à notre île du sud, il a trois ou quatre ans. Et puis, il y a cette oeuvre écrite qu'il laisse, à la fois profonde et simple.
Edouard Boulogne.
S'il y a un livre que je recommande parmi ceux que Maurice Barbotin nous laisse, c'est Marie-Galante, en Guadeloupe. Sa vie, Son guide historique. ( Editions l'Harmattan ). Le procédé d'exposition culturel et anthropologique, est celui d'un artiste. Qu'on en juge par la publication d'un court chapitre. Un excellent cadeau de Noël à offrir à ceux, il en existe encore, qui ne considèrent pas la lecture comme un pensum.
DIFFÉRENTES ESPECES DE PIMENTS. LA LANGUE CRÉOLE
« La deuxième grossesse de Malia commence bien, elle se sent à l'aise, épanouie. Elle est toujours joyeuse, son état la rend plus joyeuse encore, elle ne se sent pas du tout fatiguée. Malgré tout, elle ne veut pas l'avouer, ce n'est pas une inquiétude, mais une interrogation qui se profile à l'horizon : sera-t-elle immobilisée au septième mois ? Les semaines passent, elle continue à vaquer à la maison comme si tout devait bien se passer. Maintenant il y a les consultations de protection maternelle et infantile au dispensaire du bourg de Saint-Louis, elle y va. Le docteur est optimiste. Le huitième mois arrive, elle peut continuer, mais elle ne fait pas de gros efforts. Petit Pierre est bien sage, il joue facilement avec peu de choses et les grandes personnes ont plaisir à s'occuper de lui.
Enfin le docteur fait entrer Malia en maternité à l'hôpital de Grand-Bourg. Deux jours plus tard, elle a une belle petite fille. Avec Alo elle a décidé de l'appeler Anne, comme la maman de la Vierge Marie. Dans la vie courante ils diront Anna, ou petite Anna pour la distinguer de sa grand-mère.
L'oncle Pierre et Rice ont aidé Man Dal à venir se reposer sous le manguier. Ils discutent sur les espèces de piment. Ils ont près de la maison du piman kafé", du piment café, on l'appelle ainsi parce qu'il ressemble aux baies du caféier, ils ont aussi du set koubouyon, le sept court-bouillon est gros comme une noix, très fort, son parfum s'accorde bien avec le court-bouillon de poisson. Le piman zozio, le petit piment pointu que l'on appelle en France : piment Cayenne et en Guyane kaka rat, caca de rat, à Marie-Galante on l'estime sans intérêt. Les poules en sont friandes, on le leur laisse.
Ici on ne trouve guère le piman toupi, le piment toupie. Vous devinez sa forme, il a deux ou trois centimètres de haut, on le consomme volontiers quand on en a. Man Dal insiste : "certes ces piments sont bons, ils sont forts, mais le meilleur c'est le manjak, le Madame Jacques". Son nom complet c'est bonda a manjak, l'anus à Madame Jacques, non pas parce qu'il rend les hémorroïdes douloureuses, c'est le cas de tous les piments si on en mange beaucoup mais parce qu'il est rouge vif assez plat, bien rond, au relief tourmenté comme un anus affligé d'hémorroïdes. Son goût est plus fin que celui des autres.
Sur ces entrefaites arrivent Monsieur et Madame Certin. Ils sont contents de s'asseoir et de prendre part à la conversation.
Suzanna demande à Joseph d'aller chercher quelques épis de maïs frais au jardin. Il répond "an péé pè a pwézanfo mwen aie o dlo, je ne peux pas maintenant, il faut que j'aille chercher de l'eau". Anna le reprend vivement : "tu sais bien que l'on ne doit pas parler créole à la maison, je ne veux plus jamais que tu l'oublies".
Monsieur Certin est un peu étonné, il fait remarquer à l'oncle Pierre "mais pourtant c'est votre langue, je la trouve bonne, il ne faudrait pas la perdre".
"C'est vrai, reprend l'oncle Pierre, "mais si les enfants gardent le créole comme langue courante, ils sont enfermés dans un ghetto. S'ils vont en France, et y parlent créole, ils seront ridicules et humiliés. S'ils doivent faire des études ils ne seront pas scolarisés en créole mais en français. Il faut qu'ils comprennent. Dans beaucoup de familles les parents imposent le français à la maison pour que les enfants l'apprennent bien, c'est nécessaire pour l'avenir de la plupart, quel qu'il soit".
Monsieur Certin demande "le créole est-il une langue" ? Presque agacé, l'oncle Pierre répond "mais oui, sa phonétique et son vocabulaire sont bien établis, de même sa grammaire est bien précise. Je ne vais pas vous la détailler, mais si vous voulez apprendre à la parler, pour les conjugaisons on met seulement le radical verbal pour l'impératif : mâché, marchez, de même pour le participe passé : mwen vwé i, je l'ai vu. Pour le présent on met ka devant ; pour le passé, té ; pour le futur, ké ; pour le conditionnel té ké. ou té é. La colonne vertébrale de la grammaire est facile à retenir, c'est la construction de la phrase, elle ne souffre pratiquement pas d'exception : on met d'abord le sujet, puis s'il y a lieu, la négation, le petit mot conjuguant pour préciser le temps, l'adverbe, puis le radical verbal, le complément de personne, enfin les autres compléments, exemple : an pa té jaé di ou sa, je ne t'avais jamais dit cela. Si vous appliquez cette règle, vous saurez assez vite parler un créole correct.
Monsieur Certin comprend mais il insiste, "le créole me semble une belle langue, il ne faudrait pas qu'elle se perde".
"'C'est vrai", répond l'oncle Pierre, c'est une très belle langue, elle mérite d'être conservée, elle véhicule très bien la culture créole. Volontiers elle invite à s'exprimer par raccourcis expressifs, ainsi l'autre jour le professeur Lasserre était de passage. C'est un grand géographe, il prépare une thèse de doctorat sur la Guadeloupe. Il prévoit deux tomes de huit cents pages chacun. Ce sera un très important ouvrage de base. Ce monsieur pour étudier la rivière Vieux-Fort est donc venu dans le petit canot d'un marin-pêcheur du bourg. Pour aller sur le plan d'eau qui l'intéressait il fallait faire passer l'embarcation par-dessus la route. Pour trois hommes c'était facile mais le chemin était en travaux, tout juste empierré.
Les gens du pays ont la peau très épaisse sous les pieds, il n'y avait pas de problème pour le marin, mais pour les pieds nus des deux Blancs c'était pénible. En riant le marin pêcheur à fait la réflexion : "on voit bien ceux qui ont les pieds manuels et ceux qui ont les pieds intellectuels". C'était du créole dit en français. Dans votre langue vous n'auriez pas imaginé un tel raccourci.
Le créole s'exprime volontiers par images. Ainsi l'autre jour quelqu'un demandait à un très bon marin-pêcheur de Saint-Louis : "est-ce que les poissons arrivent à sortir des nasses". Sans chercher à faire de l'effet, tout naturellement le marin-pêcheur a répondu "ou sav a pwézan se pwason la savan, yo aie lékol yo kali yo ka ékri, yo ka konèt soti an nas. Vous savez aintenant ces poissons là sont savants, ils sont allés à l'école, ils savent lire, ils savent écrire, ils savent sortir des nasses".
Encore un autre exemple : quelqu'un se tenait très droit, trop droit, son ami ne lui a pas dit, comme en français, tu es droit comme un piquet ou comme un poteau, mais : "fil ké pran a le ou, les fils vont te pousser dessus, (comme au poteau électrique"). Un autre exemple : une marchande avait augmenté un peu le prix des œufs ; la cliente fait la réflexion "zé a ou ka pote zépolèt", vos œufs portent des épaulettes. Comme s'ils étaient officiers, c'est pour cela que vous trouvez qu'ils valent plus chers.
Le père curé prépare un dictionnaire du créole de Marie-Galante. Il n'a pas fait d'études de linguistique, aussi un lexicologue trouvera sans doute à critiquer, mais ce détail est très secondaire. Le père ne veut pas faire un devoir pour prendre des grades universitaires. Simplement il aime le créole et lutte pour sa conservation. Or comme notre île est restée très isolée depuis plus de cent ans, nous avons conservé ici un langage ancien : il comporte bien des mots, surtout de l'artisanat qui ne sont plus en usage en Guadeloupe, la plupart des créolisants ne les connaissent pas. L'intérêt de cet ouvrage sera celui d'un sauvetage. ( Souligné par Le Scrutateur ).
Oui, il faut conserver le créole malheureusement il est en train de se perdre. Des gens qui ont fait des études luttent pour le maintenir et ils ont raison, malheureusement certains d'entre eux lui font du tort ; ils veulent le parler, et même l'imposer mais ils ne le connaissent pas bien, ils utilisent un salmigondis moitié créole moitié français, c'est pourquoi on entend des métropolitains, fraîchement débarqués dire : quand ils parlent créole à la radio on comprend presque tout. A l'occasion d'une fête dans un village de la Grande-Terre un de ces messieurs prétendait parler créole, son créole plus ou moins académique, à un paysan parfaitement créolophone. Le cultivateur lui a répondu : "monsieur parlez français, je comprendrai mieux".
Bien des gens qui ont fait des études ne parlent pas bien le créole parce qu'ils pensent en français, ils essaient de traduire au fur et à mesure, les mots justes ne leur viennent pas à l'esprit, ils mettent à la place des mots français et les constructions grammaticales françaises. En voici un exemple, l'autre jour vous avez pu entendre comme moi une speakerine de la radio. Elle était à son micro. On reconstitue facilement la scène : quelqu'un passe et fait mine de prendre sur la table, son sac ou ses clés. On l'entend dire : "lésé mwen zafé an mwen ; laisse-moi mes affaires". C'est du pur français déguisé en créole. On ne dit pas lésé pour laisser des choses matérielles mais pour des choses abstraites ou bien pour partir d'un endroit, lésé mwen cela veut dire que c'est elle qu'il fallait laisser. Zafé se dit pour les affaires abstraites, pour les choses matérielles on dit biten. Si elle avait su le créole elle aurait dit "kité biten an mwen ba mwen".
Pauvre femme, elle croyait parler créole et elle ne le connaît pas.
Il y a un très grand spécialiste du créole, c'est William Germain. L'année passée il a fait une conférence de trois quarts d'heure, sur un sujet en grande partie abstrait, en parfait créole sans glisser un seul mot français. Il habite à Basse-Terre.
Je ne suis pas optimiste sur l'avenir du créole mais de tout mon cœur je souhaite qu'il soit sauvé".
Tiens voici le facteur qui arrive à bicyclette, il a un pli pour Rice. Le visage du garçon s'épanouit, c'est une convocation pour aller faire "les trois jours" à la caserne Dugommier.
Il y a deux mois il a échoué au baccalauréat. Il en avait mare des études, il est allé demander un engagement dans l'armée. Il reçoit aujourd'hui la convocation pour la visite d'aptitude. Dimanche il partira par le bateau.
Quelques jours plus tard il revient tout content, il a été reconnu bon pour le service armé. Il est affecté à l'Infanterie de Marine à Vannes. Avec quelques autres il va partir pour la France à la fin du mois ».
Maurice Barbotin.
( Le Dictionnaire du créole, du père Barbotin - 487 pages -. L'auteur, qui y fait allusion dans le texte ci-dessus, a trouvé, lui qui n'était pas un spécialiste en linguistique, les deux universitaires qui l'ont aidé à peaufiner son oeuvre. Il s'agit de Henry Tourneux et Marie-Huberte Tancons. Autre cadeau de Noël possible. Il s'agit d'un ouvrage qui intéressera non seulement les créoles, mais tout bibliophile. ).
Principales oeuvres du père Barbotin.