
Un million à ne rien faire ?
Le détail précis des dépenses auquel nous avons eu par ailleurs accès pour cette convention fait effectivement apparaître de curieux éléments. Pour un programme dévolu à la mutualisation administrative et pédagogique dans la Caraïbe, le laboratoire présente de faramineuses dépenses d’électricité (plusieurs milliers d’euros), de climatisation (plusieurs fois plus de 4 000 euros rien que pour l'année 2011), une facture de 19 026 euros « d’accessoires et pièces automobiles » en date du 31 octobre 2011, une autre d’« implémentation éolienne », de 4 068 euros en novembre 2011, d’« abattage d’arbres », etc. Ernst & Young, dans son rapport, avait aussi relevé une facture de plus de 30 000 euros d’« équipement audiovisuel » jugée par le cabinet à 98 % inéligible. Et que dire de la facture de 651 euros pour « achats divers » au magasin « Nice looking » ?
Dans son dernier rapport, la Cour des comptes s’était déjà émue que, selon un mécanisme manifestement similaire, dans le projet « Avancité3D Caraïbes », qui propose de modéliser les villes de la Caraïbe en 3D à des fins touristiques, et signée à la même date que le précédent projet, figure par exemple une facture de 18 035 euros pour un séminaire de formation « conduite du changement » au bénéfice du groupe HEC, séminaire qui s’était en fait tenu en février 2008 suite à une convention passée en décembre 2007.
Fred Célimène, le directeur du laboratoire incriminé, estime qu’il est dans cette affaire victime de « manœuvres de déstabilisation menée par la nouvelle présidence » qui tente de faire diversion à la crise que traverse l’université : séparation du pôle guyanais, revendication d’indépendance du pôle guadeloupéen. Pour lui, il ne s’agit que de simples contre-feux allumés par l’actuelle équipe de direction pour faire oublier qu’elle n’a pas pu empêcher le démantèlement d’une université qu’il a « construite depuis trente ans ».
Interrogé sur l’inéligibilité des dépenses de ces projets, comme les factures astronomiques d’électricité, cet économiste estime qu’il s’agit « de coûts environnés », c’est-à-dire tous les coûts indirects liés à l’opération, ce que la Cour des comptes qui « méconnaît les mécanismes de subventions européens n’a pas compris ». Si les subventions européennes peuvent effectivement couvrir ces coûts, elles ne le font que sur la part infime qui concerne directement le projet. Or dans les documents que nous avons pu voir, tout se passe comme si chaque projet revendiquait une grande partie des dépenses de fonctionnement de l’université dans son ensemble.
Autre irrégularité dans la présentation des dépenses, qui participe au système, le laboratoire fait apparaître des rémunérations de chercheurs qui, après vérification, n’ont en réalité jamais participé à ces programmes européens. Mediapart a ainsi pu consulter plusieurs courriers de protestations d’enseignants-chercheurs, comme celui de Gilles Joseph, en date du 17 janvier 2014 qui s’offusque de voir figurer son nom dans un dossier auquel il n’a « jamais participé, sous aucune forme que ce soit », écrit-il à la présidence.
À ces facturations douteuses, et ses dépenses artificiellement gonflées, s’ajoutent des marchés passés dans des conditions pour le moins étranges. Le Ceregmia a par exemple signé un contrat de plus d’un million d’euros avec la société Filiatis pour « rechercher des subventions destinées à financer des projets de recherche », le 26 mai 2009. La Cour des comptes relève que ce marché n’a donné lieu à aucune mise en concurrence et souligne que l’établissement, avec une gérante unique, était de plus en cessation d’activité depuis janvier 2009 et a donc été réactivé à la veille de passer le contrat. Elle constate également que, dans les documents fournis, les signatures de la gérante ne sont pas les mêmes…
Surtout, les demandes de subvention avaient en fait déjà eu lieu pour ce programme, ce qui rend de fait « ce marché sans objet lors de la conclusion ». D’ailleurs, « aucun des éléments produits ne porte la marque de l’intervention de la société Filiatis », dans la recherche de subventions, assène la Cour. Un million à ne rien faire ? Dans ce dossier qui a fait l’objet d’une communication au procureur général de la Cour des comptes, comme sur bien d’autres, la justice devra déterminer où est passé l’argent.
Dans le même ordre d’idées, Mediapart a eu accès au contrat de 82 000 euros, conclu par le laboratoire en octobre 2009, toujours sans appel d’offres et avec une société de conseil, Pro service, dont la gérante et unique salariée est une doctorante de Fred Célimène. Le montant du contrat, dont l’objet est d’assurer « les relations internationales de l’Euro institut caribéen », s’accompagne de factures s’élevant au total à 165 000 euros. Les faits pourraient constituer a minima du « délit de favoritisme », confirme dans une note adressée à la direction des affaires juridiques de l’université l’avocate Sabrina Goldman.
Un système de redistribution bien organisé
Parallèlement à ces graves dérives, les rapports d’exécution qui attestent qu’un travail a été effectivement fourni sont la plupart du temps inexistants. Ce qui, pour des conventions qui mobilisent des millions d’euros de subventions, est un peu gênant pour la réputation de l’université et sa capacité future à solliciter des financements. La Cour des comptes s’étonne par exemple que dans l’opération « formation et accompagnement en ligne et en présentiel des étudiants de Martinique », signée en juin 2009, et désormais achevée, « aucune indication sur les actions de formation et d’accompagnement en ligne censée concerner 8 000 étudiants (n’ait) été produite ».
Une fois de plus, la question de la destination finale des importantes sommes sollicitées se pose. Pour ceux qui gèrent les projets européens au sein du Ceregmia, Mediapart, qui a eu accès à de nombreuses fiches de paie, a pu constater des rémunérations hors normes et des dépenses somptuaires, ce qui peut constituer une première piste de réponse mais certainement pas suffisante eu égard aux sommes en jeu.
Le directeur du laboratoire cumule les primes dans le cadre de ces projets sans que la présidence en soit informée, et au-delà des plafonds prévus. Rien que pour « la coordination scientifique » du projet « IFGCar », sur la formation de cadres en Haïti, Fred Célimène touche 1 900 euros par mois et 5 500 euros pour l’encadrement de mémoires. Une facture orange mobile de 8 000 euros pour son portable est également présentée, elle ne couvre que six mois de communication. Des milliers d’euros concernent aussi les postes restauration et voyages pour un projet, somme toute, assez modeste.
Questionné sur ces points, Fred Célimène nous a répondu que la convention « IFGCar » étant passée avec l’AUF, l’agence universitaire de la francophonie, ces rémunérations ne doivent pas être comparées à celles pratiquées par l’université française, qui pratique « des rémunérations médiocres ». Concernant la facture téléphonique, il nous a assuré avoir « prêté (s)on téléphone aux étudiants haïtiens en détresse après le séisme » et remarque qu’aucune autre facture d’un tel montant n’a été présentée par la suite.
Le directeur de l’IFGcar, institut de la francophonie pour la gestion de la Caraïbe (du même nom que le projet IFGCar, ce qui n’a cessé d’entretenir la confusion), qui fait partie de l’AUF, Kinvi Logossah, a quant à lui touché pendant plusieurs mois des doubles rémunérations, et également des primes de l’université pour « participation à des opérations de recherche » comme celle de février 2012, de 13 000 euros (voir document) alors même qu’il était en détachement de l’université. S’agissant des doubles rémunérations, M. Logossah nous a répondu par courriel qu’il s’agissait d’un « cas banal de trop-perçu versé par erreur administrative ». Concernant l’objet de sa prime, il assure avoir saisi le tribunal administratif pour faire valoir ses droits.
Pour faire fonctionner ce système, le laboratoire a organisé un efficace mécanisme de « remontée » de factures au sein de l’université. Mediapart, qui a pu avoir accès à un certain nombre de mails internes, s’est aperçu que le directeur du Ceregmia s’est arrangé pour avoir accès à des factures sans liens avec les programmes de recherche en question, en sollicitant – contre rémunération – le service comptable de la faculté.
Dans un mail à l’agent comptable en chef daté du 2 juin 2010, il écrit : « Je vais "lister" ce que je souhaite obtenir et je vous transmettrai cette liste. » L’agent comptable demande à ses services d’aider M. Célimène. Dans un mail de juin 2009, la comptable écrit ainsi à son subordonné : « Je vous prie de monter au créneau, afin d’inviter les responsables et leurs gestionnaires à mettre leurs archives à disposition de M. Célimène. » Elle réclame « l’ensemble des documents de 2006 à 2009 »… « pour rendre service à M. Célimène ».
Pour récompenser ceux qui acceptaient de mener ce travail supplémentaire, et clairement en dehors des clous, des primes étaient distribuées, en respectant la hiérarchie, a pu constater Mediapart. Une prime de 12 000 euros a ainsi été accordée à un cadre comptable, en octobre 2010, étonnamment intitulée « prime d’intéressement contrat de recherche » quand un agent plus subalterne ne touchait, lui, que quelques centaines d’euros. La chef comptable n’a pas été oubliée. En 2009, elle a perçu 15 751 euros de primes pour, là encore, une énigmatique « participation à des opérations de recherche ». En 2010, elle touche 19 561 euros de primes diverses : prime président, intéressement au contrat de recherche, indemnité formation continue. Et encore 16 119 euros de primes en 2011.
La manière de qualifier dans la comptabilité ces rémunérations pour bons et loyaux services a donné lieu à une séance de brainstorming. « Pour ce qui est d’inclure un alinéa "réalisation de travaux spécifiques effectués par la DAF", je pense que cela nous compliquerait les négociations vis-à-vis de certains bailleurs de fonds qui n’aiment pas trop que l’on rémunère des fonctionnaires de l’État (...) Vous savez bien que les mesquineries et la jalousie font partie de la nature humaine », écrit Fred Célimène à la chef comptable. « Donc je propose toujours des formulations assez larges dans lesquelles j’ai une grande souplesse comme : "frais de fonctionnement du projet" ; "coûts administratifs" ; "gestion et conduite du projet". »
Suicide d'un agent comptable
Aujourd’hui, la présidence de l’université essaie d’évaluer le préjudice financier pour l’établissement. Il se chiffre à plusieurs millions, selon de premières estimations effectuées à l'aide du cabinet Deloitte.
Le plus sidérant dans ce dossier est sans doute que ce système aurait pu perdurer si la nouvelle présidente, alors doyenne de la faculté des lettres, Corinne Mencé Caster, élue en janvier 2013 sur le fil et presque par surprise, n’avait décidé de se mêler, contrairement à ses prédécesseurs, des finances de l’université. Après s’être étonnée de l’étrange fonctionnement du Ceregmia – qui la court-circuitait systématiquement auprès des pouvoirs publics – et des nombreuses irrégularités comptables autour de ce laboratoire, elle décide de ne pas renouveler dans leurs fonctions le directeur général des services (DGS) et l’agent comptable. « Je me suis aperçue qu’ils transgressaient systématiquement mes consignes », raconte-t-elle.
Fred Célimène, le directeur du laboratoire incriminé, estime qu’il est dans cette affaire victime de « manœuvres de déstabilisation menée par la nouvelle présidence » qui tente de faire diversion à la crise que traverse l’université : séparation du pôle guyanais, revendication d’indépendance du pôle guadeloupéen. Pour lui, il ne s’agit que de simples contre-feux allumés par l’actuelle équipe de direction pour faire oublier qu’elle n’a pas pu empêcher le démantèlement d’une université qu’il a « construite depuis trente ans ».
Interrogé sur l’inéligibilité des dépenses de ces projets, comme les factures astronomiques d’électricité, cet économiste estime qu’il s’agit « de coûts environnés », c’est-à-dire tous les coûts indirects liés à l’opération, ce que la Cour des comptes qui « méconnaît les mécanismes de subventions européens n’a pas compris ». Si les subventions européennes peuvent effectivement couvrir ces coûts, elles ne le font que sur la part infime qui concerne directement le projet. Or dans les documents que nous avons pu voir, tout se passe comme si chaque projet revendiquait une grande partie des dépenses de fonctionnement de l’université dans son ensemble.
Autre irrégularité dans la présentation des dépenses, qui participe au système, le laboratoire fait apparaître des rémunérations de chercheurs qui, après vérification, n’ont en réalité jamais participé à ces programmes européens. Mediapart a ainsi pu consulter plusieurs courriers de protestations d’enseignants-chercheurs, comme celui de Gilles Joseph, en date du 17 janvier 2014 qui s’offusque de voir figurer son nom dans un dossier auquel il n’a « jamais participé, sous aucune forme que ce soit », écrit-il à la présidence.
À ces facturations douteuses, et ses dépenses artificiellement gonflées, s’ajoutent des marchés passés dans des conditions pour le moins étranges. Le Ceregmia a par exemple signé un contrat de plus d’un million d’euros avec la société Filiatis pour « rechercher des subventions destinées à financer des projets de recherche », le 26 mai 2009. La Cour des comptes relève que ce marché n’a donné lieu à aucune mise en concurrence et souligne que l’établissement, avec une gérante unique, était de plus en cessation d’activité depuis janvier 2009 et a donc été réactivé à la veille de passer le contrat. Elle constate également que, dans les documents fournis, les signatures de la gérante ne sont pas les mêmes…
Surtout, les demandes de subvention avaient en fait déjà eu lieu pour ce programme, ce qui rend de fait « ce marché sans objet lors de la conclusion ». D’ailleurs, « aucun des éléments produits ne porte la marque de l’intervention de la société Filiatis », dans la recherche de subventions, assène la Cour. Un million à ne rien faire ? Dans ce dossier qui a fait l’objet d’une communication au procureur général de la Cour des comptes, comme sur bien d’autres, la justice devra déterminer où est passé l’argent.
Dans le même ordre d’idées, Mediapart a eu accès au contrat de 82 000 euros, conclu par le laboratoire en octobre 2009, toujours sans appel d’offres et avec une société de conseil, Pro service, dont la gérante et unique salariée est une doctorante de Fred Célimène. Le montant du contrat, dont l’objet est d’assurer « les relations internationales de l’Euro institut caribéen », s’accompagne de factures s’élevant au total à 165 000 euros. Les faits pourraient constituer a minima du « délit de favoritisme », confirme dans une note adressée à la direction des affaires juridiques de l’université l’avocate Sabrina Goldman.
Un système de redistribution bien organisé
Parallèlement à ces graves dérives, les rapports d’exécution qui attestent qu’un travail a été effectivement fourni sont la plupart du temps inexistants. Ce qui, pour des conventions qui mobilisent des millions d’euros de subventions, est un peu gênant pour la réputation de l’université et sa capacité future à solliciter des financements. La Cour des comptes s’étonne par exemple que dans l’opération « formation et accompagnement en ligne et en présentiel des étudiants de Martinique », signée en juin 2009, et désormais achevée, « aucune indication sur les actions de formation et d’accompagnement en ligne censée concerner 8 000 étudiants (n’ait) été produite ».
Une fois de plus, la question de la destination finale des importantes sommes sollicitées se pose. Pour ceux qui gèrent les projets européens au sein du Ceregmia, Mediapart, qui a eu accès à de nombreuses fiches de paie, a pu constater des rémunérations hors normes et des dépenses somptuaires, ce qui peut constituer une première piste de réponse mais certainement pas suffisante eu égard aux sommes en jeu.
Le directeur du laboratoire cumule les primes dans le cadre de ces projets sans que la présidence en soit informée, et au-delà des plafonds prévus. Rien que pour « la coordination scientifique » du projet « IFGCar », sur la formation de cadres en Haïti, Fred Célimène touche 1 900 euros par mois et 5 500 euros pour l’encadrement de mémoires. Une facture orange mobile de 8 000 euros pour son portable est également présentée, elle ne couvre que six mois de communication. Des milliers d’euros concernent aussi les postes restauration et voyages pour un projet, somme toute, assez modeste.
Questionné sur ces points, Fred Célimène nous a répondu que la convention « IFGCar » étant passée avec l’AUF, l’agence universitaire de la francophonie, ces rémunérations ne doivent pas être comparées à celles pratiquées par l’université française, qui pratique « des rémunérations médiocres ». Concernant la facture téléphonique, il nous a assuré avoir « prêté (s)on téléphone aux étudiants haïtiens en détresse après le séisme » et remarque qu’aucune autre facture d’un tel montant n’a été présentée par la suite.
Le directeur de l’IFGcar, institut de la francophonie pour la gestion de la Caraïbe (du même nom que le projet IFGCar, ce qui n’a cessé d’entretenir la confusion), qui fait partie de l’AUF, Kinvi Logossah, a quant à lui touché pendant plusieurs mois des doubles rémunérations, et également des primes de l’université pour « participation à des opérations de recherche » comme celle de février 2012, de 13 000 euros (voir document) alors même qu’il était en détachement de l’université. S’agissant des doubles rémunérations, M. Logossah nous a répondu par courriel qu’il s’agissait d’un « cas banal de trop-perçu versé par erreur administrative ». Concernant l’objet de sa prime, il assure avoir saisi le tribunal administratif pour faire valoir ses droits.
Pour faire fonctionner ce système, le laboratoire a organisé un efficace mécanisme de « remontée » de factures au sein de l’université. Mediapart, qui a pu avoir accès à un certain nombre de mails internes, s’est aperçu que le directeur du Ceregmia s’est arrangé pour avoir accès à des factures sans liens avec les programmes de recherche en question, en sollicitant – contre rémunération – le service comptable de la faculté.
Dans un mail à l’agent comptable en chef daté du 2 juin 2010, il écrit : « Je vais "lister" ce que je souhaite obtenir et je vous transmettrai cette liste. » L’agent comptable demande à ses services d’aider M. Célimène. Dans un mail de juin 2009, la comptable écrit ainsi à son subordonné : « Je vous prie de monter au créneau, afin d’inviter les responsables et leurs gestionnaires à mettre leurs archives à disposition de M. Célimène. » Elle réclame « l’ensemble des documents de 2006 à 2009 »… « pour rendre service à M. Célimène ».
Pour récompenser ceux qui acceptaient de mener ce travail supplémentaire, et clairement en dehors des clous, des primes étaient distribuées, en respectant la hiérarchie, a pu constater Mediapart. Une prime de 12 000 euros a ainsi été accordée à un cadre comptable, en octobre 2010, étonnamment intitulée « prime d’intéressement contrat de recherche » quand un agent plus subalterne ne touchait, lui, que quelques centaines d’euros. La chef comptable n’a pas été oubliée. En 2009, elle a perçu 15 751 euros de primes pour, là encore, une énigmatique « participation à des opérations de recherche ». En 2010, elle touche 19 561 euros de primes diverses : prime président, intéressement au contrat de recherche, indemnité formation continue. Et encore 16 119 euros de primes en 2011.
La manière de qualifier dans la comptabilité ces rémunérations pour bons et loyaux services a donné lieu à une séance de brainstorming. « Pour ce qui est d’inclure un alinéa "réalisation de travaux spécifiques effectués par la DAF", je pense que cela nous compliquerait les négociations vis-à-vis de certains bailleurs de fonds qui n’aiment pas trop que l’on rémunère des fonctionnaires de l’État (...) Vous savez bien que les mesquineries et la jalousie font partie de la nature humaine », écrit Fred Célimène à la chef comptable. « Donc je propose toujours des formulations assez larges dans lesquelles j’ai une grande souplesse comme : "frais de fonctionnement du projet" ; "coûts administratifs" ; "gestion et conduite du projet". »
Suicide d'un agent comptable
Aujourd’hui, la présidence de l’université essaie d’évaluer le préjudice financier pour l’établissement. Il se chiffre à plusieurs millions, selon de premières estimations effectuées à l'aide du cabinet Deloitte.
Le plus sidérant dans ce dossier est sans doute que ce système aurait pu perdurer si la nouvelle présidente, alors doyenne de la faculté des lettres, Corinne Mencé Caster, élue en janvier 2013 sur le fil et presque par surprise, n’avait décidé de se mêler, contrairement à ses prédécesseurs, des finances de l’université. Après s’être étonnée de l’étrange fonctionnement du Ceregmia – qui la court-circuitait systématiquement auprès des pouvoirs publics – et des nombreuses irrégularités comptables autour de ce laboratoire, elle décide de ne pas renouveler dans leurs fonctions le directeur général des services (DGS) et l’agent comptable. « Je me suis aperçue qu’ils transgressaient systématiquement mes consignes », raconte-t-elle.
Questionné sur la nature de ses liens avec Fred Célimène, Serge Letchimy reconnaît qu’il s’agit d’un « proche » avant de se demander si le terme est bien approprié. Il confirme avoir appelé le directeur du laboratoire au moment de la déprogrammation des subventions. « Fred Célimène est un éminent professeur, quelqu’un qui a beaucoup apporté au pays », assure-t-il, en rappelant qu'une déprogrammation était lourde de conséquences.
Pourquoi n’a-t-il pas plus tôt alerté sur les dysfonctionnements mis en exergue par la Cour des comptes depuis des années ? « Je ne sais pas s’il y a des irrégularités dans la gestion de ce laboratoire. Je ne veux pas me substituer à la justice. Et puis quand un important laboratoire vous sollicite sur des éléments de recherche essentiels pour la Guadeloupe et la Martinique, pourquoi avoir des suspicions ? » Pour preuve de son indépendance dans le dossier, il affirme aujourd’hui, à la lumière des récents événements, avoir décidé de « retirer sèchement un dossier de subvention en décembre dernier ». Ce que la présidente lui avait instamment demandé de faire, ayant constaté l’irrégularité de la signature de l’université dans ces dossiers de subventions.
Au niveau de l’État, comment ne pas s’interroger également sur les raisons pour lesquelles les multiples signaux d’alarmes, de la Cour des comptes, de l’inspection générale, sont restés si longtemps sans réponse. Le rapport de la Cour des comptes de 2006, qui pointait « des situations appelant des sanctions, sinon de sévères correctifs », est resté lettre morte.
Après le rapport au vitriol de janvier 2013, le préfet de la région Martinique, qui représente l’État, va mettre un an avant de déclencher une procédure de contrôle sur trois conventions FEDER. Le ministère missionne l’IGAENR, là encore un an après… Un empressement tout relatif qui a sans doute laissé le temps à certaines pièces de disparaître.
Certains éléments sèment même le trouble quant à la volonté des pouvoirs publics de mettre un terme au système Ceregmia aux Antilles. En 1998, la présidente de l’UAG de l’époque, Jacqueline Abaul, s’alarme des dysfonctionnements dans la gestion de son établissement et lance un processus interne de clarification des comptes. Elle remet également un rapport « en mains propres » à Christian Forestier qui vient d’être nommé directeur de cabinet de Jack Lang pour lui signaler ses doutes autour du fonctionnement du Ceregmia.
La seule suite concrète donnée à ce rapport par Christian Forestier, qui a expliqué à Mediapart n’en avoir « aucun souvenir », est qu’il nomme Mme Abaul rectrice à Caen en 2001. « Le départ précipité de la présidente Abaul a eu pour conséquence d’interrompre le processus qui était engagé (…) Dès lors la situation du Ceregmia a évolué dans des conditions qui sont loin d’être satisfaisantes », note sèchement la Cour des comptes dans son rapport de 2006.
« Honnêtement, je n’ai aucun souvenir de ce rapport que j’ai dû transmettre à mes services », explique Christian Forestier. La nomination de Mme Abaul en métropole correspond à un serment fait à son ami, l’écrivain Bertène Juminer, alors recteur de Guyane, de nommer quand il le pourrait un recteur antillais en métropole. Concernant Mme Abaul, le ministère cherchait aussi à cette époque à féminiser le corps des recteurs, et les candidates passées par la direction d’une université n’étaient pas légion.
Il peut néanmoins paraître étonnant que, lorsque éclate la crise en Guyane – qui aboutira à la création d’une université indépendante, une partition que l’équipe dirigeante de l’université dénonce comme une diversion pour enterrer certains dossiers –, le ministère choisisse Christian Forestier pour mener une mission de conciliation. Pourquoi lui, désormais à la retraite après avoir dirigé le Cnam ? « C’est une personnalité acceptée par toutes les parties », répond simplement aujourd’hui l’entourage de Geneviève Fioraso, qui dit ne rien savoir du rapport enterré.
Y a-t-il eu des complaisances au sein de l’appareil d’État ? À quoi ont donc servi les millions de subventions perçus par le Ceregmia ? Certains au sein de l’université s’interrogent sur les liens entre le directeur du laboratoire Fred Célimène et le Parti progressiste martiniquais, le parti de Serge Letchimy. Une chose est certaine dans cet accablant dossier, c’est que les étudiants de l’université des Antilles-Guyane, dont le rapport de la Cour des compte rappelle combien ils sont défavorisés par rapport à la moyenne des étudiants français, n’ont pas vu la couleur des fonds européens. Quand on sait que dans la région, le chômage des jeunes avoisine les 60 %, le plus grand scandale est sans doute celui-ci.
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