11 Novembre 2012
J'avais lu trop vite, il y a quatorze ans, le livre de Jean-Claude Guillebaud, publié au Seuil, sous le titre La tyrannie du plaisir. Trop absorbé alors par la préparation et l'administration de mes cours, la rédaction et la gestion du journal Guadeloupe 2000, je n'en avais fait qu'une lecture cursive.
Je le reprends aujourd'hui, de façon plus méthodique, en vue d'échanges et d'analyses avec un groupe d'amis, sur le thème de l'hédonisme des sociétés occidentales actuelles, qui les ronge, et les dévore.
Le livre est passionnant, riches en réflexions profondes dont on peut regretter que nos décideurs ( qui dirigent souvent si mal, et sans boussole ) soient, très probablement, totalement ignorants.
Mais je ne parlerai pas de l'ensemble de l'ouvrage ce soir ( 11 novembre ), me réservant d'en faire bénéficier les lecteurs qui ne le connaîtraient pas, dans des articles ultérieurs.
Ce soir, juste une citation du début du chapitre V de la première partie, parce qu'elle m'a amusée, et apparemment Guillebaud lui aussi en l'écrivant.
Ah la vie conjugale, en ces temps lointains de la Rome impériale, ou de la vieille Chine, n'était pas de tout repos.
Heureusement il y avait la prostitution ... spirituelle, comme je me suis risquée à l'écrire, et qui, me semble-t-il n'aurait
pas eu l'agrément de ce vieux goret de DSK.
EB.
Chapitre 5
Une corvée de plaisir ?
Reconnue et acceptée dans la Chine ancienne, la prostitution n'y avait pas toujours le sens qu'on imagine. Il arrivait qu'elle permît aux hommes adultes d'échapper au... sexe ! La polygamie et la codification des règles conjugales, en effet, imposaient à ceux-ci des devoirs si minutieusement réglementés qu'ils finissaient par faire du plaisir une corvée. Ainsi, de même que se perpétuait en Chine la tradition des fameux « manuels de sexe », aux techniques raffinées, pesait sur les mâles ce qu'on pourrait appeler un « devoir le sexe ». Le Coïtus reservatus, c'est-à-dire le commerce sans éjaculation, qui était la règle, devait permettre à ces derniers de faire face. Il n'empêche !
Les obligations amoureuses d'un homme bien fait, surtout s'il était noble ou grand bourgeois, ne souffraient aucune dérobade domestique. La vie sexuelle de l'empereur chinois au vie siècle est un bon exemple de cette sujétion. Dans le palais bruissant d'épouses et de concubines, la vie amoureuse du monarque était régentée par un protocole extraordinairement minutieux autant que contraignant. Comme le nombre des femmes du sérail n'avait cessé le croître au fil des dynasties, il était devenu nécessaire de tenir une comptabilité exacte des plaisirs impériaux. On avait pris ['habitude de noter la date et l'heure de toute union sexuelle réussie, les menstruations de chacune des femmes, les premiers signes de grossesse, etc. A suivre ce rituel voluptueux, guère de répit possible !
Le grand sinologue qui rapporte cette tradition, Robert van Gulik, y voit le paradoxe d'une approche si comminatoire du plaisir physique qu'elle en devient plus oppressante encore que la plus sévère les continences. Dans cette Chine permissive des premiers siècles
de notre ère, les hommes cherchaient donc, effectivement, à s'affranchir de ces voluptés obligatoires en s'en allant trouver d'autres compagnies. « Si les hommes [de la haute bourgeoisie] conversaient avec les courtisanes, écrit-il, c'était non seulement pour se conformer à une coutume sociale bien établie, mais très souvent aussi pour s'évader de l'amour charnel, pour trouver une sorte de soulagement loin des appartements féminins, de leur atmosphère parfois accablante et des rapports sexuels obligatoires. En d'autres termes, ils étaient affamés d'amitié féminine spontanée, sans obligation sexuelle. Avec une courtisane, un homme pouvait aller jusqu'à une certaine intimité sans se sentir astreint à la couronner par la consommation de l'acte sexuel. ( 1 )»
1. Robert van Gulik, La Vie sexuelle dans la Chine ancienne, op. cit.
Bonne et sage nuit !