24 Avril 2013
Si Marianne a raison, l'affaire Cahuzac est encore plus grave qu'on pouvait croire. LS
http://www.marianne.net/Affaire-Cahuzac-Quand-Hollande-et-Sarkozy-ont-su_a228244.html
François Hollande et Nicolas Sarkozy lors de la passation de pouvoir sur le perron de l'Elysée - DELALANDE RAYMOND/SIPA
Ancien maire UMP de Villeneuve-sur-Lot (de 1993 à 2001), tendance « gaulliste social », Michel Gonelle collectionne les cartes anciennes,
mais pas seulement. En bon avocat, il sait aussi constituer un dossier. Et l'affaire Cahuzac, c'est « son » dossier.
Il lui a même valu d'être voué aux gémonies par tous, à commencer par sa propre famille politique, quand le site Mediapart a dévoilé le scandale. Avec, en prime, une étiquette de « corbeau » collée dans son dos, rôle qu'il dément vigoureusement :
« Je n'ai jamais envoyé de lettre anonyme à qui que ce soit ! Je suis avocat, pas procureur. J'ai une robe noire, pas une robe rouge ! »
Cette semaine, il a reçu Marianne dans son cabinet à Agen. Ce qu'il raconte éclaire d'un jour nouveau le scandale Cahuzac.
Michel Gonelle
Le 15 décembre 2012, un samedi, Michel Gonelle se trouve place Dauphine, à Paris, à un jet de pierre du Palais de justice.
« En plein désarroi » depuis les premières révélations de Mediapart sur Jérôme Cahuzac, le 4 décembre, il veut écrire à François Hollande
pour lui dire tout ce qu'il sait sur son ministre du Budget.
C'est alors qu'il se souvient d'Alain Zabulon : avant de devenir directeur de cabinet adjoint du président de la République, en charge des
affaires intérieures et des collectivités locales, ce Martiniquais, ancien préfet de Corrèze, a été sous-préfet de Villeneuve-sur-Lot entre 1997 et 1999.
« Sans lui, assure Michel Gonelle, on n'aurait jamais fait la communauté de communes. J'ai beaucoup de considération pour la façon dont il a
porté, à l'époque, la parole de l'Etat, de gueuleton en réunion. C'est un homme chaleureux, honnête, qui a eu maintes fois l'occasion, sur le terrain, de constater combien Jérôme Cahuzac
pouvait être borderline. »
Le 15 décembre, donc, Michel Gonelle appelle le standard de l'Elysée : « Je voudrais parler à Alain Zabulon, s'il vous plaît. - C'est urgent ?
lui demande une secrétaire. - Oui, et très important. - S'il peut, il vous rappelle. » De fait, le directeur de cabinet adjoint de François Hollande le rappelle cinq minutes plus
tard.
- «Vous vous doutez de la raison pour laquelle je vous appelle ? » demande l'avocat.
- « Oui, un petit peu.»
- « J'ai préparé une lettre manuscrite pour le président de la République, il en fera ce qu'il voudra.»
- « Vous pensez bien que c'est très sensible, je vais en référer. »
- « Et ma lettre ? »
- « Attendez, je reviens rapidement vers vous. »
- « Ne pourrait-on pas se voir ? Pas à votre bureau, évidemment. »
- « Je suis très occupé cet après-midi. J'organise l'arbre de Noël de l'Elysée. »
A l'époque, le sujet est d'autant plus brûlant que Michel Gonelle n'a pas admis publiquement détenir une copie du fameux enregistrement qui sera
fatal à Cahuzac. La conversation dure plusieurs minutes.
« J'ai raconté en détail à Alain Zabulon tout ce que je savais, affirme l'avocat agenais. Je lui ai expliqué les circonstances dans
lesquelles Jérôme Cahuzac avait laissé un premier message sur mon téléphone, en 2000, avant d'appuyer par erreur sur la touche « rappel ». Je lui ai dit comment j'avais sauvegardé ce
message, avec l'aide d'un technicien, sur deux mini-CD, dont j'avais confié un des exemplaires à Jean-Louis Bruguière [ancien juge antiterroriste] lorsqu'il s'était présenté à la députation à
Villeneuve-sur-Lot...»
Son interlocuteur élyséen, qui semble très attentif, lui pose une ultime question : « Avez-vous encore cet enregistrement ? », « Oui
», répond l'avocat. Le téléphone de Gonelle reste silencieux le lundi suivant.
Le mardi, appel de la secrétaire : « Je vous passe M. Zabulon. » S'ensuit un blanc, puis de nouveau : « Il vient de prendre une
communication, je vous rappelle. »
« Je n'ai jamais été rappelé », assène l'avocat qui, ce soir-là, connaît son premier contact avec Mediapart. Vers 22 h 30, un
journaliste l'interroge sur ses contacts avec l'Elysée. Qui a parlé ? Mystère.
La suite prend la forme d'un communiqué, le lendemain, dans lequel l'Elysée évoque les « explications confuses » de Michel Gonelle, une
façon de botter en touche qui reste évidemment en travers de la gorge de l'avocat.
« Pourrais-je exercer ce métier depuis quarante ans si je m'exprimais de manière confuse ? » s'offusque Gonelle, qui décide de prendre au
pied de la lettre la suite du communiqué présidentiel : s'il a des éléments, qu'il les transmette à la justice !
Pour l'heure, la justice n'est pas saisie de l'affaire. « En bon petit soldat », Michel Gonelle appelle le juge d'instruction Guillaume
Daïeff, qui enquête au tribunal de grande instance de Paris sur une affaire de fraude fiscale. « Je suis à votre disposition », lui annonce-t-il. « Nous sommes deux, répond le
juge. Je vais consulter mon collègue. »
La trêve de Noël passe et ce n'est que le 7 janvier que Guillaume Daïeff le rappelle. « Formalisez votre demande par une lettre », lui
demande-t-il. Gonelle s'exécute le jour même.
Le lendemain, le parquet de Paris annonce l'ouverture d'une enquête préliminaire pour « blanchiment de fraude fiscale ». Une semaine plus
tard, Gonelle est convoqué à Bordeaux par un capitaine et une commissaire divisionnaire de la division nationale d'investigations financières et fiscales.
« Des pointures », se souvient l'avocat, qui leur remet le deuxième mini-CD sur lequel a été consignée une voix qu'il certifie être celle
de Jérôme Cahuzac : l'appel émanait du même numéro que le message précédent, dans lequel Cahuzac annonçait la venue du ministre de l'Intérieur de l'époque, le socialiste Daniel Vaillant, pour
inaugurer un commissariat. Raison pour laquelle il n'a « jamais eu aucun doute » sur son identité.
Comme il l'a fait avec Alain Zabulon, il raconte aux policiers les conditions dans lesquelles il a sauvegardé cet enregistrement, et à qui il l'a
fait écouter :
« Comme tous les messages, celui-là allait disparaître automatiquement après quatorze jours. Je l'ai fait entendre à un ou deux adjoints et à
quelques intimes, dont Florent Pedebas [ancien gendarme et fondateur d'un cabinet de détectives privés qui se présente comme « la référence » en Midi-Pyrénées]. Avant qu'elle ne
disparaisse en fumée, je me suis dit qu'il convenait de sauvegarder cette archive sensible dans laquelle cet homme affirmait qu'il allait devenir maire à ma place. J'ai fait appel à un
sonorisateur du coin, Jacques X. Il m'a fait venir un dimanche matin et a réalisé ces deux mini-CD qu'il a rangés dans des étuis en plastique vert. Je n'ai pas voulu les conserver à la maison.
Je les ai gardés au cabinet. Je ne m'en suis jamais servi. Je me serais exposé à une plainte en diffamation, et puis on ne m'aurait pas écouté. J'affirme par ailleurs qu'il n'y a eu aucune
coupure, aucun montage.»
Sur le pas de la porte, l'un des deux enquêteurs de la PJ lui fait part de l'importance « considérable » de l'évasion fiscale en
France. Gonelle se dit que sa pièce à conviction est entre de bonnes mains.
Le juge Jean-Louis Bruguière, à l'occasion d'une interview avec Associated Press - THIBAULT CAMUS/AP/SIPA
La droite a un avantage sur la gauche, grâce à la couleur politique de celui qui détient l'enregistrement fatal : un élu UMP. Elle dispose
d'informations concordantes bien avant les camarades de Jérôme Cahuzac.
C'est le 12 novembre 2006, un samedi après-midi, que Jean-Louis Bruguière rend visite à Michel Gonelle. Le juge antiterroriste vient chercher
auprès de l'ancien maire de Villeneuve-sur-Lot des informations sur la circonscription qu'il envisage de conquérir sous les couleurs de l'UMP.
« On parle des qualités et des défauts de Jérôme Cahuzac, notamment de ce train de vie hors du commun, de cet appartement de l'avenue de
Breteuil, à Paris, et de cette activité de chirurgien dont il ne parle jamais », se souvient l'avocat qui, à un moment, interroge Bruguière : «Vous savez qu'il a un compte en Suisse ?
» « Qu'est-ce qui vous permet de dire ça ? » demande Bruguière. Et l'avocat de raconter l'accident téléphonique qui s'est produit six ans plus tôt.
- «Vous avez encore ce truc ?» demande le juge.
- « Oui, il est là. »
- « Vous pouvez me le faire écouter ? »
- « Non, je n'ai rien pour lire les mini-CD. »
- « Ça vous embête de me le confier ? Je vous le rendrai. »
- « Ce n'est pas facile de tout comprendre, vous verrez. »
« J'ai des techniciens capables d'améliorer le son », glisse le juge, qui a fait une bonne partie de sa carrière main dans la main avec
le contre-espionnage français, cette DST dont Nicolas Sarkozy n'a pas encore orchestré la fusion avec les RG, pour donner naissance à la Direction centrale du renseignement intérieur
(DCRI).
« Pourquoi aurais-je refusé de confier ce CD au Premier président du tribunal de grande instance de Paris, magistrat de haut rang auréolé de
prestige ? »
Une copie du fameux enregistrement a donc quitté le cabinet de l'avocat dès novembre 2006. « Nous n'en avons jamais reparlé, mais il ne me l'a
jamais rendu, rapporte Gonelle. Qu'en a-t-il fait ? Je suis convaincu qu'il l'a remis aux services de renseignements. »
Un signe : lorsque le nom de Bruguière paraîtra dans la presse, après la révélation de l'affaire, le juge expliquera qu'il avait congédié cet
avocat un peu bizarre. Gonelle lui répliquera en confiant à la PJ la lettre que lui a adressée Bruguière au lendemain du scrutin. Un long courrier dans lequel il le remercie pour ce qu'il lui a
apporté, avant de lui déclarer son amitié.
Eric Woerth à l'Assemblée - WITT/SIPA
Les archives de la DST, versées au pot de la DCRI, que prend en main à l'époque l'ineffable Bernard Squarcini, « l'espion du président »,
ne sont pas la seule source d'information de Nicolas Sarkozy.
Deux autres convergent à l'époque vers le puissant ministre du Budget et ancien trésorier de la campagne : Eric Woerth. L'une est douanière,
l'autre, fiscale.
Côté douanes, un spécialiste de l'évasion fiscale, élu depuis dans une ville du Val-d'Oise, rédige une note dans laquelle il mentionne l'existence
du compte suisse de Cahuzac. Une note sensible qui ne manque pas de remonter jusqu'à la cellule fiscale de Bercy, autrement dit au cabinet du ministre.
Côté fisc, le désormais célèbre Rémy Garnier, l'un des meilleurs limiers de sa génération, à en croire les notes dont ses supérieurs le gratifient
jusqu'à ce qu'il prétende infliger un redressement à la principale coopérative de pruniculteurs de Villeneuve-sur-Lot.
Outragés, ces derniers se tournent aussitôt vers l'élu local, Cahuzac : « Sauvez-nous, sinon on crève ! » Cahuzac se fend d'une visite
auprès du ministre du Budget de l'époque, Christian Sautter (Lionel Jospin est alors Premier ministre). La cellule fiscale de Bercy pond une lettre expliquant alors que le redressement est
justifié. Cahuzac repart à l'assaut et obtient gain de cause : la cellule fiscale propose une nouvelle mouture, favorable à la coopérative.
Rémy Garnier, bien implanté grâce à la puissante CGT, obtient les deux courriers, mais s'incline. Provisoirement du moins, car, un an plus tard,
sa hiérarchie le renvoie vers la coopérative. Avec le résultat que l'on sait : du jour au lendemain, Garnier voit sa carrière brisée. Poussé à bout, mais toujours détenteur des codes
informatiques, il se plonge dans le dossier fiscal de Cahuzac.
En juin 2008, il rédige une note au (nouveau) ministre du Budget, Eric Woerth, sous couvert de ses chefs, où il demande que l'on vérifie
l'existence d'un compte en Suisse. Compte dont il a entendu parler par un inspecteur des impôts proche de Michel Gonelle, qui devient bientôt son avocat.
« C'est la clé de l'affaire, avance Gonelle. On ne comprend rien si on ne prend pas en compte la relation entre Eric Woerth et Jérôme Cahuzac,
qui dira du premier, en dépit de toutes les enquêtes judiciaires en cours, qu'il est un parfait honnête homme. » La manifestation extérieure la plus visible de cette alliance intervient
lorsque Cahuzac, pour voler au secours d'un Woerth empêtré dans l'affaire de la vente à bas prix d'un terrain de l'hippodrome de Compiègne, nomme un expert bien connu entre Pau et
Villeneuve-sur-Lot, le professeur de droit public Philippe Terneyre.
Le résultat est tellement favorable à Woerth que le tribunal administratif doit s'incliner. Silence contre coup de pouce ? Deux rapports enterrés
contre une dose de bienveillance future ? On voit mal Nicolas Sarkozy, informé comme il est, passer à côté d'un « biscuit » aussi savoureux.
La conviction de Gonelle est la suivante : l'enregistrement n'a pas seulement été transmis à la DST, il a circulé de main en main jusqu'à ce
qu'une copie parvienne à la rédaction de Mediapart. Mais nous n'en sommes pas là. Le décès brutal de Philippe Séguin, en janvier 2010, libère le poste de président de la Cour des comptes, que
Nicolas Sarkozy propose au socialiste Didier Migaud, libérant du même coup le poste de président de la commission des Finances.
Qui choisir, sachant que le prétendant doit être obligatoirement membre de l'opposition et de la commission des Finances ? Le choix des
socialistes, avalisé par l'Elysée, se porte sur Cahuzac. Ce dernier est-il tenu par la fameuse « cassette », comme a pu l'être DSK par les notes blanches des RG sur ses frasques
sexuelles ? L'un à la commission des Finances, l'autre au FMI ? Une bombe politique à retardement ? Michel Gonelle prend l'hypothèse très au sérieux.
Rappelons, en tout cas, que Nicolas Sarkozy avait un autre moyen de savoir pour Cahuzac : l'ancien chef de l'Etat avait un lien privilégié avec
Hervé Dreyfus, gestionnaire de fortune et homme de confiance de Jérôme Cahuzac et, surtout, demi-frère du patron de la banque chargée des fonds de Cahuzac en Suisse, Reyl & Cie.
Jérôme Cahuzac, ancien ministre du Budget - CHESNOT/SIPA
Le 9 novembre 2007, la 31e chambre du tribunal de grande instance de Paris rend un jugement concernant Jérôme Cahuzac, 49 ans au moment des faits
et pas de condamnation au casier judiciaire.
L'homme est poursuivi pour avoir, de juin 2002 à novembre 2004, employé au noir une femme de ménage d'origine philippine sans autorisation de
travail.
Déclaré coupable, il s'en sort plutôt bien, puisqu'il est dispensé de peine - décision qui n'est pas inscrite à son casier judiciaire. Il est vrai
qu'il a bien fait les choses : après avoir payé la jeune femme au lance-pierre, il l'a fait régulariser et a payé sa dette à l'Urssaf, avant de la reprendre à son service.
Qui imagine un instant que le parquet n'ait pas alerté la chancellerie et que cette information ne soit pas remontée jusqu'au Château ? Personne,
étant donné l'étroite sujétion dans laquelle Nicolas Sarkozy entend, à l'époque, conserver la justice. Une tache qui n'empêchera pas Cahuzac de se voir confier la commission des
Finances.
Au moins un homme, à gauche, est également mis dans la confidence : Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale. Il
a reçu une copie du dossier des mains de l'élu socialiste qui a ouvert les portes du Lot-et-Garonne à Cahuzac. Question : cette affaire, par simple prudence, n'interdisait-elle pas qu'on lui
confiât le ministère du Budget ?
Pour Michel Gonelle, pas de doute, à droite comme à gauche, on savait. Le dernier renseignement qu'il a reçu le conforte davantage encore : après
le cambriolage dont Jérôme Cahuzac a été victime, en octobre 2012, au cours duquel lui avaient officiellement été dérobées une dizaine de montres, pour un montant de 100 000 € - et dont l'écho
est forcément parvenu jusqu'à l'Elysée -, l'ancien ministre du Budget aurait envoyé l'un de ses fidèles avocats à... Singapour.
Preuve supplémentaire que beaucoup ont fait semblant de tomber du placard. Qu'on nous a raconté une histoire à dormir debout pour cacher le «
vrai » Cahuzac : celui qui, notamment, lorsqu'il présidait la commission des Finances, se faisait apporter par cartons entiers, comme il en avait le droit, des dizaines de dossiers
fiscaux.
*Article publié dans le numéro 834 du magazine Marianne paru le 13 avril 2013