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Le Scrutateur.

Blog destiné à commenter l'actualité, politique, économique, culturelle, sportive, etc, dans un esprit de critique philosophique, d'esprit chrétien et français.La collaboration des lecteurs est souhaitée, de même que la courtoisie, et l'esprit de tolérance.

Quand l'Afrique s'éveillera, la Chine tremblera !

Le lecteur, même inattentif, trouvera un soupçon d'ironie au titre de cet article. Et il ne se trompera pas beaucoup, même s'il s'agit d'une ironie sans méchanceté. Elle m'a été suggérée par des provocateurs, hélas sérieux, comme l'auteur de cette « critique de la raison nègre » dont le Scrutateur parlait récemment.

Après avoir évoqué le déclin relatif ( mais réel de l'Europe actuellement) M. Mbembe, puisque c'est de lui qu'il s'agit, disait que le XXI ème siècle serait le siècle de l'Afrique, avec toutes ses richesses minières, etc.

Or l'Afrique, potentiellement a tout pour peser d'un poids très lourd dans le monde futur. Mais d'une part l'Afrique, au singulier n'existe que sous la forme d'une expression géographique; et d'autre part, son état actuel, ( j'écris ceci en plein intervention humanitaire de l'armée française, en Centre-Afrique, ou au Mali ) guère différent de ce qu'il fut avant l'âge prometteur de la colonisation, ne permet pas d'envisager beaucoup plus que du sang, et des larmes.

A moins que!....Oui, à moins que!

A moins d'un miracle. Une lectrice, dans un commentaire à l'article précédent sur le Centre-Afrique, évoquait, hier, la proposition faite par de Gaulle en 1958 d'une communauté, qui aurait uni dans une action utile et fraternelle les pays composants de l'ancien empire colonial français. Cela n'a pas été accepté, moins par les peuples que par des pseudo élites, influencées par les deux puissances dominantes de l'époque, puissances par ailleurs rivales, les USA, et l'URSS, qui voulaient prendre possession à des fins égoïstes de ces territoires que la France après un siècle de colonisation avait largement développé sur les plans humain, économique, technologique.

On connait la suite. Le continent vert, renvoyé à ses antiques divisions, aux guerres tribales et ethniques, etc!-

Qu'est-ce qui manque aux pays d'Afrique pour entrer dans l'ère du développement, et de la puissance?

Ce n'est pas l'intelligence. C'est peut-être d'être en retard, sur le plan de la culture et des mentalités, des pays d'occident qui ont donné le "La" au monde moderne? Et aux puissances asiatiques qui, sous l'influence de l'Europe, sont sorties du sommeil qui, un moment, les avaient inféodé au petit cap du continent asiatique, comme aimait à dire  Paul Valéry pour désigner l'Europe au début du XXème siècle.

Il faudrait que l'Afrique, aidée, par exemple, par la France, qui y a intérêt, par delà toutes considérations sottement humanitaristes, saute le petit pas, celui que Nicolas Sarkozy évoquait en disant qu'il fallait que « l'Afrique entre enfin dans l'histoire ». Phrase qui n'a pas été comprise, ou que l'on a feint de ne pas comprendre, tant la vérité est parfois difficile à admettre.

Le suite de ce dossier aidera peut-être à comprendre ce que je viens de dire.

Sa première partie consiste en un lien avec un article du Nouvel Observateur qui fait le point sur la situation, aujourd'hui au Centre-Afrique au lendemain de l'intervention salvatrice d'un contingent de soldats français.

La deuxième partie, la plus importante consiste en la publication de quelques pages d'un livre, paru en 1985, de Jean-Claude Barreau, intitulé Pour que vive la France, dont le titre, un peu réducteur, ne rend pas compte de toutes les richesses qu'il contient.

Je vous suggère de lire ces pages attentivement. Elles permettent de comprendre, pourquoi on peut constater le retard de l'Afrique, sans déprécier ses habitants, sans le soi-disant racisme dont notre époque de chantage idéologique accable ceux qui cherchent hors des sentiers battus, et osent proférer, sinon des vérités absolues, du moins des hypothèses de travail fécondes pour faire progresser la recherche.

Bonne et fructueuse lecture, chers amis scrutateurs, qui, hier avez dépassé le chiffre des 900.000 visiteurs uniques sur ce blog.

 

E.Boulogne.


 







 

( I ) La situation au Centre-Afrique.

Quand-l-Afrique-s-eveillera.jpg

 

http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20131208.OBS8772/centrafrique-400-morts-a-bangui-la-population-reclame-l-armee-francaise.html?cm_mmc=EMV-_-NO-_-20131208_NLNOACTU17H-_-centrafrique-400-morts-a-bangui-la-population-reclame-l-armee-francaise#xtor
=EPR-3-%5BActu17h%5D-20131208

 

 

( II ) Extraits du livre de Jean-Claude Barreau «  Que vive la France » ( dont il a été question dans l'introduction ci-dessus ).

 

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« Le dernier cas de figure de notre apologue du Conquérant et du Conquis est très actuel, même si l'on peut en discerner des exemples historiques anciens. Il s'agit de la situation dans laquelle le conquérant est plus moderne que le conquis.

Quand le conquérant est plus moderne que le conquis, cela s'appelle le « fait colonial ». Pour qu'il y ait « fait colonial », il suffit qu'existe entre le conquérant et le conquis un « décalage de modernité » en faveur du premier. Il n'est pas du tout nécessaire qu'il y ait un quelconque décalage technologique. C'est pour cette raison que l'on peut parler de « colonialisme » dans le passé, avant même la révolution industrielle qui ajoutera son propre poids au décalage de modernité. Deux exemples vont nous permettre de comprendre de quoi il s'agit.

Rome et la Gaule. Nous l'avons déjà souligné : entre le légionnaire romain et le guerrier gaulois, aucun décalage technologique, ou plutôt un léger avantage en faveur du second, dont l'épée était mieux trempée que celle du premier. Mais quand Jules César fait la conquête de la Gaule, l'Italie romaine est un pays « moderne ». Moins convivial, moins « humain » que la Gaule druidique, à coup sûr, cruel peut-être, mais « moderne », c'est-à-dire doté d'un État perfectionné, gouverné dans l'ensemble par la rationalité critique.

C'est en ce sens que nous pouvons facilement comprendre une figure aussi célèbre que celle de Jules César. Autant nous avons du mal à imaginer l'univers mental d'un Aztèque, autant celui de César est proche de l'esprit d'un Européen de la Renais­sance, ou, plus près, d'un Lyautey. Il ne faudra que neuf ans, de 58 à 50 avant Jésus-Christ au général romain et à une dizaine de légions (c'est-à-dire environ cinquante mille soldats) pour conquérir l'immense « Gaule chevelue » peuplée d'une dizaine de millions d'hommes.

C'est que les tribus gauloises - toutes évoluées qu'elles fussent sur le plan agricole et métallurgique - vivaient encore culturellement au néolithique, dans un univers mental archaïque, au sens littéral : pré­historique. Elles furent subjuguées par la discipline, l'organisation, la stratégie de Rome.

L'immense culture celtique sombra dans le néant; la langue gauloise (gaélique) fut remplacée par le latin, à tel point qu'on en discerne seulement quelques traces dans la toponymie. Nous sommes devenus, sans retour, _des Gallo-Romains : Gaulois d'origine (les Celtes eux-mêmes avaient déjà unifié culturelle­ment, chez nous, un incroyable « melting-pot » eth­nique), les Latins immigrés n'ayant jamais été très nombreux; Latins de culture... Caesar fecit pontem... L'autre exemple est plus récent. Il s'agit de la conquête, passagère, de l'Egypte par Bonaparte. Curieusement, Bonaparte est, comme César, un Italique, brun, méditerranéen, grand général comme lui. L'univers mental des deux conquérants, fortes individualités agnostiques, folles de pouvoir, est très voisin.

Cette « expédition d'Egypte », parce qu'elle est « chimiquement pure », exempte d'une domination continue, est, par là même, très révélatrice de la nature spécifique du fait colonial (qu'on a souvent voulu réduire à des considérations marchandes ou capitalistes) : un décalage de modernité au profit dt conquérant. Quand Bonaparte arrive en Egypte, poussé par les démons intérieurs de la politique française, l'Europe tourne depuis longtemps le dos à l'islam, arrêté jadis à Vienne et à Lépante de manière définitive. L'Europe regarde en direction des Amé­riques et du grand large, à la conquête du monde. Mais voici, fruit du hasard, le choc en retour. Et le décalage de modernité éclate.

Bonaparte débarque le 1er juillet 1798 à Aboukir, avec peu de chevaux et des milliers de fantassins, souvent des anciens des campagnes d'Italie, en tout cas, issus de la grande Révolution française, ne croyant ni à Dieu ni au Diable, paillards, buveurs et braves. Il amène avec son armée une équipe ardente de savants, toute l'Encyclopédie en mouvement; Bona­parte, c'est Diderot casqué.

Les Mamelouks, maîtres de l'Egypte en ce temps-là (au prix d'une vague reconnaissance de la tutelle ottomane), disposaient d'une formidable cavalerie. A l'époque, le cavalier mamelouk était peut-être le meilleur, le mieux armé, le plus brave qu'il y eût au monde - individuellement s'entend. Enfermés dans leur mépris de l'infidèle, les seigneurs mamelouks laissèrent venir jusqu'au Caire les agresseurs, certains de les écraser devant les Pyramides « sous les sabots de leurs chevaux ».

Représentons-nous la scène du 21 juillet 1798. Ici, Bonaparte ne se conduit pas en grand stratège, comme plus tôt en Italie ou plus tard face aux coalitions européennes. Pris individuellement, ses fantassins semblent bien démunis en face des redoutables cava­liers musulmans. Mais ces derniers combattent encore

comme au temps de l'hégire; les Français, eux, livrent bataille comme une armée du XVIIIesiècle : « Formez le carré. Premier rang " baïonnette au canon ", un genou en terre. Deuxième rang prêt à tirer. Les pièces d'artillerie dans les angles du carré, chargées à mitraille. Laissez venir à nous les ennemis. Ne tirez qu'à mon commandement », disent les officiers fran­çais tandis que les cavaliers mamelouks, cimeterre au clair, chargent en hurlant «Allah Akbar! ».

Ils s'approchent, ils sont là; à dix mètres, ils reçoivent, à bout portant, des décharges de mousqueterie, les carrés s'ouvrent, les canons crachent la mitraille. Les chevaux s'abattent. La vague reflue, avant de se reformer pour un nouvel assaut. La voix des officiers français retentit : « A mon commande­ment. Pour un déplacement de cent mètres, sur la gauche. Marche », et les tambours résonnent. Cent mètres plus loin, le carré se reforme, et le massacre des cavaliers recommence. Au soir, Mourad Bey fuit vers le Sud, laissant sur place des milliers de cadavres : « Allah, qui me rendra ma formidable armée ? », se lamente le bey de Victor Hugo dans les Orientales.

Les Français n'ont eu que peu de morts. La modernité a frappé. Interloqués, craintifs, admiratifs et incrédules, les habitants du Caire assistent à l'irruption du monde moderne dans leur vie.

Ce monde a le visage du très méditerranéen Bonaparte, mais il s'appelle surtout Rationalisme, Laïcité, Romantisme, Capitalisme. Il ne s'agit plus de se soumettre à la volonté de Dieu, mais d'attaquer, d'agresser, d'organiser. « Dieu est grand », disent les notables du Caire à Bonaparte qui les reçoit en son camp; il leur répond laconiquement: «Oui, mais moi, je suis là! » Tout est dans ce blasphème. Soudain réveillé, l'islam ne s'est pas encore remis de ce choc.

Ces deux exemples nous permettent de comprendre que le colonialisme est de tous les temps, puisqu'il est « décalage de modernité », donc avant tout d'or­ganisation rationnelle. Mais si à l'organisation ration­nelle vient s'ajouter la supériorité technique, jusque dans le domaine de l'armement - ce qui sera le cas à la fin du XIXesiècle -, alors la violence du contact devient terrifiante.

Voilà achevé notre « apologue du Conquérant et du Conquis ». A travers ces quatre cas de figure, il nous a permis de vérifier l'importance du facteur modernité dans l'histoire des hommes. Il nous reste maintenant à essayer de voir de plus près ce que la « modernité » recouvre.

 

Un grand fait de culture : la modernité.

 

S'il nous semble avéré que la modernité est un grand facteur historique et social, cherchons à comprendre les éléments qui le constituent. Après un examen, j'en ai retenu quatre^

Le premier composant de la modernité, c'est la possibilité du changement.

Nous sommes tellement habitués à un monde qui change, à l'idée que le changement est, en lui-même, positif - à tel point que le mot est devenu un slogan politique - que nous imaginons mal que le mot et la chose sont caractéristiques de notre culture.

En dehors de cette civilisation précise, le change­ment est considéré comme un mal : faire autre chose que ce que firent les anciens est un péché! La replication de la Tradition est une norme absolue. L'idée de progrès est, à proprement parler, inimaginable.

Les Gréco-Romains avaient une idée circulaire, cyclique du temps. Pour eux, il n'y avait pas de nouveauté, mais un éternel recommencement. Cette conception ne leur était pas propre, à vrai dire, c'était la conception générale de toutes les cultures, en dehors de la nôtre.

On en trouve les échos dans La Sagesse des Nations et jusque dans la Bible : « Ce qui a été, cela sera; ce qui s'est fait se refera, et il n'y a rien de nouveau sous le soleil », dit l'Ecclésiaste.

Les Chinois et les Japonais confucéens auraient pu dire la même chose; les animistes vivent dans les grands rythmes cosmiques de la Nature. Les Aztèques, les Mayas et les Incas, avaient, de même, une concep­tion « tournante » du temps; avec peut-être, en plus, un pressentiment de l'irruption possible d'une actua­lité tragique.

Aux Indes, les bouddhistes comme les hindouistes veulent échapper à « l'éternel Recommencement », à la Roue du Temps, en s'enfonçant dans une intériorité mystique.

Aucune exception : pour l'islam lui-même, il s'agit seulement de se conformer aux préceptes du Pro­phète : tout a été dit, une fois pour toutes, définiti­vement, dans le Coran qui clôt la Révélation!

Toutes ces cultures manquent donc du substrat mental qui leur permettrait de digérer le changement. Celui-ci se produit quand même, mais inconsciem­ment; il vient comme un voleur!

Pourquoi les Grecs et les Chinois ont-ils tout inventé? Un savant hellénistique plantant un bâton à Assouan, en Haute Egypte, et un autre à Alexandrie, constata que l'ombre qu'ils portaient un même jour à midi (il n'était pas aux deux endroits à la fois, bien sûr, mais utilisait judicieusement des correspondants) était différente. Il en déduisit que la Terre était ronde et calcula fort justement sa circonférence. Il fallait le faire! Et tout un chacun se souvient d'Archimède, d'Euclide, et de Pythagore. De leur côté, les Chinois connaissaient la boussole et la poudre.

Et pourquoi, ayant tout inventé, Grecs et Chinois ne se sont-ils servis de rien ? Les Chinois se conten­tèrent de faire des feux d'artifice avec la poudre -ce qui réjouira les pacifistes; les inventions grecques restèrent des jeux de l'esprit (seul Archimède en essaya des applications militaires).

Il y a beaucoup de réponses à cette question : esclavage, mandarinat, etc., mais un des éléments de réponse essentiel n'est-il pas leur incapacité à conce­voir le changement, et un changement bon? L'idée de progrès nous est propre Elle surgit avec le prophète Jésus quand il a l'audace de proférer cette parole inouïe : « Les Anciens vous ont dit ceci; et Moi, je vous dis autre chose. » « Cette parole est difficile à admettre », pensaient ses auditeurs.

L'idée de progrès s'épanouit au XVIIIesiècle avec la philosophie des Lumières, pour trouver son slogan poétique chez Victor Hugo : « L'humanité se lève. Elle chancelle encore. Mais le front baigné d'ombre, elle va vers l'Aurore. »

Et les Européens transformèrent la poudre des feux d'artifice en poudre à canon! Comme quoi, Jésus aurait pu constater que « l'Enfer est pavé de bonnes intentions! »

La conception européenne du Temps est celle d'un Temps qui va va vers querlque objectif. . Apparaissent ici le progrès, l'histoire, le messianisme, la flèche, non plus la roue! Nous avons l'instrument mental néces­saire pour utiliser et même appeler le changement.

Le deuxième composant de la modernité, c'est la rationalité. Cartésiens, nous sommes tellement formés à l'exaltation de la Raison, que nous concevons mal que la plupart des cultures humaines donnent la primauté à l'irrationnel.

La rationalité est exaltée par notre civilisation. Cela ne veut pas dire que nous soyons à l'abri des pulsions irrationnelles. D'abord, comme nous le verrons dans les deux derniers chapitres de cet essai : une certaine dose d'irrationnel nous est nécessaire, la réalité n'étant pas entièrement raisonnable! Ensuite, l'aventure nazie nous a appris, durement, que l'instinct irrationnel pouvait défoncer les barrières de la Raison. L'irra­tionnel peut aller du « bon » au « très mauvais »; l'hitlérisme est le pire irrationnel qui soit! Le nazisme est beaucoup de choses, mais il n'est pas seulement fascisme, c'est-à-dire réaction de défense du capita­lisme ou des classes moyennes, pour ce faire une dictature « classique » à la Franco suffisait. Il est déferlement des instincts les plus refoulés : racisme, adoration de la violence, grands feux dans la nuit païenne (les « Cathédrales de lumière » de Robert Brasillach). Et ce n'est pas à la Raison que furent sacrifiés six millions de juifs! Il est significatif de constater que ce retour, ici sanglant, de l'irrationnel se soit produit précisément dans le pays le plus raisonnable d'Europe, illustré par des centaines de philosophes et de savants, dont beaucoup s'enfuirent, mais d'autres collaborèrent! L'irrationnel, nous le savons depuis que la dénonciation du goulag est devenue un lieu commun, peut même utiliser le discours le plus rationnel. Au moins, le discours nazi était-il délirant! Le discours stalinien, lui, avait toutes les apparences d'une démonstration raisonnable, péda­gogique, pesante. La « langue de bois » du stalinisme a pourtant servi de masque à la déportation de millions d'innocents!

Cependant, à l'exception de ces années maudites qui vont, en gros, de 1914 à 1956 (de la Première Guerre mondiale au « Rapport Khrouchtchev »), notre culture est largement dominée par la rationalité (ce qui ne veut pas dire par la bonté). La rationalité veut dire la critique.

L'esprit critique est le noyau dur de la pensée moderne. Un peu destructeur peut-être, mais telle­ment décapant; remède indispensable contre la schi­zophrénie qui, sans cesse, menace l'« homo sapiens » au cerveau trop gros, vaccin contre les superstitions, les préjugés, les ténèbres obscures qui à chaque instant risquent de nous ensevelir.

Le troisième composant de la modernité me paraît être l'apparition d'individu. Là aussi, nous sommes si individualistes, narcissiques même, que nous avons tendance à penser, erreur grossière, que la notion d'individu est universelle. En réalité, elle est exceptionnelle.

Jadis, en Chine, aux Indes, tout autant que dans l'Egypte des pharaons et dans l'Empire inca, il n'y avait pas d'individus, en dehors des classes dirigeantes, mais des masses.

Et les classes dirigeantes, elles-mêmes, étaient étroitement soumises à un « sur-moi » culturel puissant qui empêchait toute déviance individuelle, toute dérive. L'Indien d'Amazonie, l'aborigène australien ou papou a beaucoup de mal à se concevoir comme distinct de son groupe.

Il en était de même, pratiquement, de tous les hommes, dans toutes les cultures, jusqu'au surgissement, dans un petit canton de l'univers, en Grèce classique

, plus précisément dans la mouvance la mouvance d'Athènes, vers le Vesiècle avant Jésus-Christ, de cette idée subversive que l'individu est la mesure de la réalité; « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l'univers et ses dieux », est une parole véritablement fondatrice. Certes, les esclaves, les Barbares et, dans une certaine mesure, les femmes n'étaient pas encore considérés comme des individus, mais le fait que les « hommes libres » le soient, allait entraîner d'incal­culables conséquences.

Le regard humain, s'arrachant enfin à l'utérus de la Nature, considère le monde de l'extérieur. L'in­dividu peut essayer de comprendre rationnellement et de transformer le cosmos, parce qu'il sait que « l'homme est la mesure de toutes choses! »

Dans les années soixante du xxe siècle de notre ère, l'homme, à bord des fusées, s'est arraché à l'utérus de notre planète, pour la regarder depuis le sol de la Lune. Ceci ne fut possible que parce que, vingt-cinq siècles plus tôt, le regard humain avait, intellectuellement, déjà réalisé cet arrachement. Sans Individu, point de modernité.

Le dernier composant de la modernité, je dirais que c'est la liberté. Est libre, pour moi, celui qui agit agit avec le minimum de contraintes, dans le maxi­mum de directions possibles. Définition minimale, on le voit, car, comme pour la vérité, je ne veux pas me laisser entraîner à une discussion métaphysique.

Minimum de contraintes, psychologiques, cultu­relles, policières et sociales - étant bien entendu que l'homme sur lequel ne pèse aucune contrainte n'existe pas et ne saurait exister que dans les rêves. Maximum de directions où agir pour l'individu. L'individu doit pouvoir marcher dans plusieurs voies, avoir le choix le plus grand. Ma notion de la liberté est très extensive; elle ne se réduit pas aux libertés politiques. Il peut même exister une certaine liberté dans un régime en apparence autoritaire. Je parlerais ici de « liberté de jeu » - au sens où l'on entend le « jeu » en mécanique ou en pédagogie, ou bien encore dans les parties de cartes. Que le « jeu » soit le plus ouvert possible est certainement une condition de la moder­nité, sans cela point d'inventions, point d'initiatives, point d'esprit d'entreprise.

En ce sens, les libres citoyens d'Athènes disposaient d'une grande liberté de jeu, comme plus tard les habitants de la sérénissime République de Venise, ou ceux de la Florence ou de la Sienne de la Renaissance. Vint enfin la « Grande Révolution » de 1789 où l'on put écrire sur les drapeaux : « La liberté ou la mort! »

Nous venons de constater qu'il y a donc, proba­blement, quatre conditions nécessaires (mais non suffisantes) à la modernité : la possibilité mentale de changer, l'esprit critique, un certain individualisme, et une grande liberté de jeu. Essayons de passer l'histoire au crible de nos quatre facteurs.

Posons la question : la civilisation hellénistique, donc gréco-romaine, était-elle moderne?

D'une certaine manière, cela semble évident. Et dans le dernier cas de figure de notre Apologue du Conqué­rant et du Conquis, nous avons opposé le Romain moderne, Jules César, à l'archaïque Gaulois. Cepen­dant, si l'on passe Rome et la Grèce au crible de nos quatre conditions, notre réponse sera moins affirma­tive. Certes, l'homme gréco-romain - du moins quand il est issu de la classe dirigeante - est bien doté d'esprit critique. A tel point que, très vite, ses prêtres animistes, les haruspices, par exemple, ne pouvaient plus se regar­der officier sans rire!

La rationalité grecque, nous en avons donné des exemples, est puissamment active, corrosive jusqu'au « cynisme » (nom d'une philosophie d'origine grecque).

L'homme de l'Antiquité classique était aussi, tout au moins l'homme libre, un individu qui se savait la mesure de tout, un rien aventureux, aventurier, très proche de nous. Et son art même était à sa mesure. Enfin, le contemporain de Périclès, à Athènes, jouis­sait, quand il n'était pas esclave ou de sexe féminin, d'une très grande « liberté de jeu ». C'est un lieu commun de rappeler que la « démocratie » - gouver­nement sous le contrôle du peuple, état de droit -est née en Grèce. Et pour une fois, le lieu commun ne nous trompe pas! Même si les hommes libres étaient encore minoritaires dans la Cité!

Mais si les conditions 2, 3, 4 de la modernité se rencontrent dans l'Antiquité classique - rationalité, individualité, liberté -, la première de toutes en est absente. C'est-à-dire la faculté de concevoir le chan­gement.

Nous avons souligné, au début de ce chapitre, à quel point les Gréco-Romains avaient une conception « circulaire » du Temps. Il est possible, donc, de nuancer notre réponse : le monde gréco-romain est incomplètement moderne.

Incomplètement moderne aussi, mais en raison d'un équilibre différent des facteurs, une autre grande civilisation occidentale : la chrétienté médiévale.

J'ai personnellement la plus grande admiration pour le Moyen Age européen, que je tiens pour l'une des civilisations les plus brillantes de l'histoire. Il s'agit, contrairement à ce que l'on pense en général, d'une époque de grands changements. En fait, le décollage économique et culturel de l'Europe y trouve ses racines. Le Moyen Age a inventé, ou utilisé massivement, les techniques agricoles de l'assolement triennal, de la charrue à socle et à roues, du collier d'épaule, qui permet enfin d'utiliser à plein la force d'animaux étranglés dans l'Antiquité par leur attelage de cou, le moulin à vent, le moulin à eaux. Militai- rement, il a révolutionné l'équitation par l'emploi des étriers, qui permet au cavalier de charger à la lance, ou d'attendre le choc, sans être désarçonné, bien planté sur ses étriers. Alors que le cavalier antique, sans étriers, était d'un équilibre précaire. Il ne pouvait pas charger, seulement lancer, en s'enfuyant, la fameuse « flèche du Parthe ». D'arme légère, la cava­lerie devint arme lourde, la chevalerie.

Artistiquement le Moyen Age a créé une architec­ture inégalée : byzantine, que l'on songe à la coupole de Sainte-Sophie de Constantinople dès le VIesiècle, romane ou gothique. On parle du « miracle grec » de l'Antiquité, et avec raison. Ne faudrait-il pas parler du « miracle français » du Moyen Age ? Si l'on regarde cette merveilleuse couronne de cathédrales autour de Notre-Dame de Paris : Amiens, Senlis, Troyes, Sens, Auxerre, Rouen, Chartres, Reims, Bourges, et j'en oublie. Sans parler de la peinture et de la sculpture - sauvées du néant par la condamnation de l'« iconoclasme » musulman. Peintures et sculptures, de facture romaine, mais axées sur le visage et le sourire humains. Ce fameux « sourire de Reims » qui signe l'irruption de la tendresse dans l'histoire.

Toutes les civilisations, sauf celle-là, sont cruelles.

A Rome, les citoyens se délassaient en voyant s'entremassacrer, dans l'amphithéâtre, des centaines de gladiateurs!

Les films japonais, qui font revivre un passé glo­rieux, nous restituent aussi une civilisation sans pitié, à la chinoise. Le Japon n'est qu'un rameau de la grande culture chinoise, et ce n'est pas sans raison que l'on parle de « supplice chinois ».

Aux Indes, on regarde mourir le voisin dans l'indifférence. C'est, à tort, à cause de Gandhi, fortement influencé par le christianisme protestant anglo-saxon, qu'on se représente l'Inde comme le pays de la « non-violence ». Le chevalier médiéval massacre, comme les autres, mais au moins, il a mauvaise conscience. Ne rions pas, c'est un inestimable progrès!

Le Moyen Age connaît aussi une promotion jamais vue jusque-là de la femme. Dans la ville, la femme circule dans les rues et les marchés. Alors qu'à Athènes, comme aujourd'hui en pays d'islam, les rues sont masculines. Souvenons-nous d'un détail : les rites de politesse. C'est à cette époque, en Europe, dans les classes dirigeantes, il est vrai, que la femme préside la table et les tournois, qu'on lui cède la place. Il suffit d'avoir quitté le giron de la vieille Europe, marquée à jamais par cette tradition, pour constater que, partout ailleurs, la femme est « enfer­mée », comme absente de la vie publique : la seule civilisation qui n'ait pas tenu à l'écart la moitié de sa population a vécu là! Civilisation du changement, la chrétienté médiévale fut aussi construite « à la mesure de l'homme », magnifié, nous l'avons dit, par toute la sculpture romane et gothique; civilisation qui inventa l'amour courtois et les amants.

Enfin, ce fut une culture dans laquelle la « liberté de jeu » fut très grande. J'en surprendrais plus d'un, mais c'est un fait : du Moyen Age datent les libertés et franchises communales, la participation de presque tous au pouvoir de la cité, beaucoup plus qu'à Athènes (comme l'a relevé Lewis Mumford dans son livre La Cité à travers l'Histoire, Seuil). Dans les prospères cités marchandes des Flandres ou d'Italie : Bruges, Sienne, Florence, Venise, dans la prestigieuse capitale capétienne, Paris, il n'y a plus d'esclaves. Ainsi les conditions 1, 3 et 4 de la modernité se rencontrent dans la chrétienté médiévale : changement, individualité, liberté. Mais la seconde en est absente, tout au moins brimée : la rationalité critique est écrasée sous le poids de la théologie, pourchassée par l'In­quisition. Nous devons donc, là aussi, conclure à une modernité incomplète.

Si l'on examine d'autres grandes civilisations, celle des Chinois par exemple, avec la même lorgnette, on apercevra un écart encore bien plus grand entre la tradition archaïque et la modernité. La Chine a connu l'esprit critique rationnel avec Confucius, l'organisation de l'État; mais ce sont les seules pierres d'attente de la modernité qu'on y rencontre. L'indi­vidu n'y existe pas, même dans la classe dirigeante, il suit les rails très étroits de la tradition mandarinale. La liberté de jeu est faible. Quant au changement, pour les mandarins, c'est le « péché capital ». Dans ces conditions, et s'il n'y avait pas eu d'influence extérieure, la Chine aurait pu subsister telle qu'en elle-même, millénaire après millénaire, avec seule­ment l'histoire cyclique de sa digestion périodique des barbares envahisseurs du Nord, et sa lente poussée vers le Vietnam.

Ce qui nous permet de dire que l'apparition d'une civilisation vraiment moderne n'est pas fatale. Si la vie existe sur d'autres planètes gravitant autour d'autres étoiles, dans la galaxie (nous avons exploré toutes les planètes de notre système solaire, avec nos sondes cosmiques, nous y sommes seuls), si la vie existe dans l'Univers, ce que je crois, si des « humanités » sont apparues, ici ou là, il n'est pas certain que ces civilisations extrasolaires aient toutes accédé à la modernité. Elles ont pu se figer en grandes Chines, à jamais immobiles.

L'Inde est encore plus éloignée que la Chine de la modernité. On ne pouvait y trouver, jadis, de véritable individualité, ni de liberté, ni de rationalité, ni de changement. Et encore aujourd'hui, sa tendance culturelle est de fuir le monde dans l'intériorité mystique.

La modernité naît d'un accident historique : la confluence dans l'Europe de la Renaissance, au XVesiècle, des deux traditions les moins éloignées de la modernité : l'hellénistique ou gréco-romaine, et la chrétienne médiévale.

A l'Antiquité classique, il manquait le changement; à la chrétienté du Moyen Age, l'esprit critique. Leur fusion, à haute température, après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 et l'exode de ses intellectuels vers l'Italie, après une longue maturation indigène aussi, va faire monter la tension culturelle jusqu'au « point critique » (encore une expression tirée de la physique nucléaire) d'où surgissent, selon nos vieux manuels d'histoire scolaire (et là, ils avaient raison) « les Temps modernes ».

Apparaît alors, pour la première fois sur la terre, une culture, ouverte au changement, assoiffée d'aven­tures et de progrès. Une culture rationnelle et critique, représentée par des hommes entreprenants, jouissant d'une grande liberté de fait.

En très peu de temps, la petite Europe va exploser en dehors de ses limites. Tournant le dos à l'islam, figé dans ces certitudes éternelles, elle se lance sur les mers avec des navires modernes, munis de gou­vernails d'étambot, dirigés à la carte, à la boussole, et sur lesquels l'on sait « faire le point », et on sait que la terre est ronde. Les Européens contournent l'Afrique et retrouvent l'Asie, découvrent les Amé­riques (où les Vikings avaient abordé, cinq siècles plus tôt, mais comme ils n'avaient pas la structure mentale qui leur eût permis d'intégrer leur prodigieuse découverte, celle-ci ne porta pas de fruits. Et les Vikings du Groenland, oubliés, comme des cos­monautes sur une planète lointaine, moururent). En 1522, un des bateaux de Magellan revient à Lisbonne, d'où il était parti avec d'autres en 1519. Le grand marin a été tué aux Philippines le 16 mars 1521, mais son œuvre posthume est réalisée : la terre est encerclée.

D'une certaine manière, ces capitaines des Grandes Découvertes avaient plus de mérites que nos actuels cosmonautes. Que l'on songe à ce que représentait pour eux la traversée du Pacifique, en ce temps-là : des mois d'isolement, sur une coque de noix, sans liaison radio, avec leur seule conviction scientifique pour viatique!

Pendant ce temps, sur le continent, les grands Etats-Nations s'organisent, les sciences progressent de façon géométrique. Au XVIIIesiècle, L'Encyclopédie, œuvre colossale et collective, animée par Diderot, réunit pour ses trente-cinq volumes, cent cinquante collaborateurs ultra-modernes dont Voltaire, Montes­quieu, Rousseau, Helvetius, Condillac, Daubenton, Marmontel, Quesney, Turgot, d'Alembert, et j'en passe. Malgré chicaneries et réticences, ce monument de la langue française et de la modernité est achevé en 1772. ».

 

Jean-Claude Barreau.

 

( Que vive la France! Des vérités cachées sur l'histoire et l'actualité? Editions Albin-Michel ). 

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