30 Août 2013
Mes chers « jeunes amis ».
Si l'on écoute la rumeur qui bruit, qui gronde, jamais plus grande qu'en nos temps « surinformés » n'a été la préoccupation de penser par soi-même. Du moins en France, et dans les pays occidentaux.
C'est cette ambition, qui chez beaucoup, pousse à l'individualisme, incite à se tenir à l'écart des partis politiques, des religions, qui récuse même tout philosophe pour guide, et pour maître.
"Que m'importe, vont jusqu'à dire maints adolescents, ce que pensent Platon, Descartes ou Kant sur telle ou telle question.
C'est leur façon de trancher d'un problème, pour eux. C'est leur pensée. Moi, je veux être moi-même, je veux penser par moi-même ".
Il peut y avoir dans cette prétention, pour qui va vite en manière de solution des problèmes, une apparence d'intelligence, de santé.
Mais une apparence seulement, me semble-t-il.
En fait, ces femmes et ces hommes, jeunes ou moins jeunes, sont des adeptes d'une idéologie qui se pose pour universellement vraie, et qui est ….le relativisme. Tout est relatif, et chacun peut penser ce qu'il veut.
Voltaire, et Einstein ( d'une autre façon, et par d'autres voies ) peuvent bien penser que l'Univers, cette horloge, existe, et qu'il n'y a pas d'horloge sans un horloger, un concepteur, un ordonnateur, bref un « dieu », « moi je pense autrement, et même, de cette question là, je m'en...balance ».
A le droit de penser, et de penser comme vraie, n'importe quelle conception du vrai ( puisque tout homme pense, et qu'il est la mesure de toutes choses ) y compris celle du « sauvage » le plus primitif?
Mais le terme même de « sauvage » serait inadéquat, si l'on en croit Claude Lévi-Strauss, de la pensée duquel on enseignait ( oui, mais au nom de quoi, sinon d'une vérité cachée sous son apparente générosité ) à la Sorbonne, dans les 60 du siècle dernier, que le mot même de sauvage dissimule un jugement de valeur dépréciatif, sur les « sociétés premières » ( n'y a-t-il pas, à Paris un "musée des arts premiers"? ), qu'il doit être proscrit, car, individuellement, comme collectivement ( au plan des « cultures » ), tout se vaut, rien n'est supérieur à rien, et la pensée « subjective » est vraie, irréductible à toute autre.
De cette pensée, ou de qui tient lieu de pensée, actuellement, trop souvent, il suit que la notion même d'héritage, d'enseignement, et la relation maître-disciple apparaît comme caduque, et aliénante, oppressante pour chacun des « mois », réduit au statut de particule élémentaire d'un tout passablement chaotique. Et que le plus libre, authentique et spontané des « penseurs » est le gaminet, qui n'a point encore été « compressé » par la machine sociale à emboutir.
L'on penserait d'autant plus « par soi-même » que l'on n'aurait pas été éduqué.
Le philosophe, dont jadis le prestige fut grand, n'apparait plus que comme le plus grand des étouffeurs de spontanéité « vraie ».
Il n'est pas certain que cette « idéologie », dans laquelle nous baignons, [ sans en avoir toujours ( souvent ) une claire conscience ], résiste à l'analyse.
Et d'abord parce que que l'homme est un animal social et politique.
Et ceci se démontre.
Le petit d'homme meurt dans les minutes qui suivent sa naissance, s'il n'est pris en main, soigné, nourri, protégé du chaud et du froid, des multiples dangers qui l'entourent et le menacent.
A la limite, il y a eu des exemples d'enfants « sauvages », qui ont survécu à la perte de leur parents et de tout environnement humain. Mowgli, l'enfant loup de Kipling, a existé, toutes choses égales, et le cinéaste François Truffaut a réalisé un film, fort bien fait, et documenté, sur le cas de « Victor, le sauvage de l'Aveyron ». Il y en eut d'autres. ( voir plus bas, le document publié en Bonus ).
Ces enfants ont eu, dans des circonstances bien précises « l'aide » d'animaux sociaux, qui leur permirent de survivre et de croître physiquement.
Ils ne parlèrent cependant jamais, et n'accédèrent jamais au stade de la pensée humaine.
L'homme ne devient homme que parmi les hommes, par la pensée, communiquée par la langue, qui lui assure la maîtrise de son environnement.
Mais le petit d'homme est aussi le moins libre de tous les hommes à ce stade, où, tel une éponge, il absorbe, sans esprit critique, les conceptions de son milieu humain.
L'enfant neuf, « libre », que la culture et l'éducation aliéneraient, nous dit-on, est en fait le plus dépendant de tous les hommes.
« Mon papa m'a dit » se jettent à la figure, dans la cour de récréation, les deux petiots qui se battent sur la décisive question de qui est la plus belle des « miss » qui se sont affrontées hier au concours de beauté. Leurs pères ne sont pas d'accord sur le choix du jury, à en juger par les insultes que « s'envoient » leurs jeunes reflets.
Au fait, qui pense en moi, quand plus tard, en pleine puberté j'envoie valser les « idées » de papa et maman? Celles de mon milieu social.
Moi, ou la TV, la bande de copains, ce que disent les slameurs, le Ps ou l'UMP, le pape, Tarek Ramadan, Elle, ou Voici?
Moi? Ou mon corps, et ces petites hormones qui me taquinent, me chatouillent, me titillent?
Moi, ou Cà, pour parler comme un célèbre psychanalyste, qui désignait ainsi un possible inconscient psychologique qui déciderait de mes choix, souverainement, mais à mon insu, et pas toujours dans mon intérêt « bien compris ».
Et si, un beau jour, vous décidiez d'en avoir le coeur net, de faire le point de savoir qui parle par votre bouche, de savoir s'il est possible de penser, et dire, quelque chose qui serait de vous même, même s'il avait déjà été dit?
C'est qu'alors vous commenceriez à devenir, un tout petit peu « philosophe ».
Peut-être iriez-vous alors compulser les oeuvres de tel ou tel, du vieux Platon, au jeune Luc Ferry? Du vieux Saint-Augustin, à ce jeune insolent de Michel Onfray? Du grand Leibniz (ou Leibnitz, c'est le même ), au grandissant Henri Hude ?
Vous découvririez que ces messieurs ne sont dignes d'être dit philosophes, et certes, ils le sont! que par l'union indissociable en eux, à la fois d'une recherche de la vérité, et d'un inlassable esprit critique.
C'est dans ce mouvement de mécontentement de l'esprit face au monde et à lui-même que se trouve l'essence de la philosophie, bien plus que dans les conclusions souvent datées et provisoires de leurs oeuvres que se trouve ce que je vous souhaite : la vie de l'esprit, la vitalité intime de l'âme.
Et à cet égard maints « philosophes », ( mal ) proprement estampillés comme tels par les universités n'en méritent ni l'honneur, ni le titre.
« Penser c'est dire non », disait Alain. Non au conformisme, non au discours des meetings politiques, où, cela est prouvé, les meilleurs QI baissent de plusieurs dizaines d'unités.
Être philosophe demande certes, des qualités intellectuelles, mais autre choses encore. Des philosophes parmi les plus grands, Aristote, dans l'antiquité, Karl Jaspers ( qui fut aussi psychiatre ) de nos jours l'ont remarqué : les très grands philosophes ont été des mélancoliques.
Stendhal aussi, qui écrivit que « pour être philosophe, il faut être clair, sec, sans illusions. Un banquier qui a fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c'est-à-dire pour voir clair dans ce qui est ».
Pas tous les banquiers, bien sûr. Il faut qu'ils aient réussi, et ils leur faut les autres qualités aussi, l'envergure intellectuelle, sans laquelle ils pataugent, incapables de s'élever à la compréhension de l'expérience qu'ils vivent. Mais le banquier, est celui, ne l'oublions pas qui a le « privilège » ( voir Nucingen dans Balzac ), de voir devant lui, tout nus et tremblants, quêtant le prêt urgent dont ils ont besoin, les princes et les ducs aussi, moins fringants, maintenant, que dans les cocktails où leur situation les fait parader.
Ne pleurez pas Milord!
Chamfort aussi qui écrivait que : « Tout homme qui vit beaucoup dans le monde me persuade qu'il est peu sensible; car je ne vois presque rien qui puisse y intéresser le coeur, ou plutôt rien qui ne l'endurcisse; ne fut-ce que que le spectacle de l'insensibilité, de la frivolité et de la vanité qui y règnent ».
Et du même : « l'amitié extrême et délicate est souvent blessée du repli d'une fleur ».
Mais je bavarde, et je m'attarde, et je sens bien qu'il me va falloir conclure pour ne pas vous lasser, mes chers amis, ( si ce n'est déjà fait ! ).
Mais je voulais, devant le nombre de gens qui croient philosopher « sur la toile », vous dissuader de les croire trop vite quand ils évoquent leur « pensée » originale et libre, parce que coupée de toute origine, de toute tradition, de toute civilisation, ils vaticinent et blablatent. Moi! Moi! Moi! Eux! Eux! Eux.
Notez que je ne vous demande pas de me croire, aveuglément, ou non, mais de faire l'effort de penser, qui ne s'effectue pas dans la solitude, mais dans la conversation, réfléchie, critique, mais sincère et bienveillante, avec les meilleurs.
Cela demande du temps, des efforts. Cela est difficile.
Mais comme disait Spinoza, que je cite non par pédanterie philosophesque, mais parce que je l'apprécie, sans être spinoziste : « ce qui est beau est difficile autant que rare.
Edouard Boulogne.
BONUS : Les enfants sauvages. ( pages extraites de l'ouvrage du docteur Paul Chauchard : Le langage et la pensée, ( PUF, collection Que sais-je? ).