5 Juin 2013
La modernité, ce n'est pas le choix de l'électricité contre l'éclairage à la bougie, le choix de la machine à laver contre le temps des lavoirs ( même si le temps des lavandières ne manquait peut-être pas de charme ( s ) pour les « mal parlantes ( ts ) » des bassins et des rivières, et si leurs bustes librement offerts aux caresses … du soleil, n'étaient pas sans lien, en Guadeloupe, et ailleurs, avec l'active fréquentation matinale de nos cours d'eau par des légions de jeunes boutonneux, avides de belles formes, et de rêves ). Sinon nous serions tous « modernistes ».
Et le réac n'est pas ( sauf exceptions ) le nostalgique de l'époque des cavernes.
Que de choix aventureux, en matière politique, religieuse, morale, ont pour cause un malentendu fâcheux sur le sens des mots.
En fait la modernité, au sens où le terme sera utilisé dans le texte qui suit, est un concept. Ce concept désigne une certaine façon de considérer le monde et l'histoire. C'est une idéologie qui prétend déterminer rationnellement la façon dont la cité humaine doit être organisée, les grands principes philosophiques, moraux religieux, qui doivent régir une société humaine. Evidemment, pour le « moderniste », ces principes ( en Europe, ils s'affirment à partir du XVIII ème siècle ( dit des lumières ) sont bons, et doivent être mis en oeuvre pour le bien être de tous.
Le réac ( réactionnaire ) n'est pas, je l'ai dit, un nostalgique du temps de la marine à voiles. Et le terme, pas spécialement négatif et réactif, est susceptible de bien des significations.
C'est quelqu'un qui « réagit » contre les principes de la « modernité » qu'ils croient mauvais et pernicieux, à tort ou à raison, et leur oppose une autre conception globale du monde.
L'immense majorité des électeurs de nos « démocraties » ignorent complètement le sens de ces mots, et les enjeux qu'ils portent.
D'où, au moins partiellement, les « mauvais » choix qu'ils opèrent, et les désillusions croissantes du grand public, fort désabusé par le cours des évènements, et les « illusions du progrès » comme disait Raymond Aron.
Le public a besoin de réfléchir sur le sens des mots. Par exemple ce fameux « progrès » si vague que chacun s'en réclame dans les campagnes électorales, où l'on est cependant, à cause du « babélisme » dont souffre la Cité, ( et surtout en France ), constamment au bord de la guerre civile.
C'est Charles de Gaulle qui, dans son ouvrage Le fil de l'épée, se proposait avec un poète de « rendre un sens plus pur aux mots de la tribu ».
C'est la raison pour laquelle, et dans la ligne qui est celle du Scrutateur, je propose aujourd'hui de réfléchir sur un texte rigoureux et profond de Bernard Dumont, tiré d'un article du numéro du printemps 2013, de sa magnifique revue Catholica, où il analyse ce concept de modernité. ( Catholica fait partie des liens permanents du scrutateur, et vous pouvez en un clic, vous tenir au courant de ses activités salutaires ).
Le texte appartient au genre « philosophique ». C'est-à-dire qu'il demande un peu de temps et d'attention. Celui-ci n'est pas trop technique, et est donc accessible au public cultivé, non spécialiste en philosophie.
Je crois que le lectorat du Scrutateur, dans sa majorité, ne répugne pas à un tel effort. J'espère ne pas me tromper.
Dans la crise que nous traversons, crise, qui, si elle n'était pas surmontée entraînerait la fin de notre civilisation, et le triomphe d'une barbarie pseudo scientifique sans nom ( cf en langage littéraire les visions qui en ont été proposées dans des oeuvres comme Le meilleur des mondes ( Huxley ), La Vingt-cinquième heure ( Georghiu ), et, dans une certaine mesure, Les particules élémentaires ( Houellebeck ).
Bonne, attentive, et fructueuse lecture, chers amis.
Edouard Boulogne.
[ .....] « La modernité, supposée libératrice pour la raison, est en réalité établie sur l'affirmation de l'incapacité de celle-ci l'atteindre la vérité profonde des choses et des"êtres; pour s'en tenir à l'observation et à la "mesure" dès-phénomènes, aux règles empiriques et aux vérités temporairement admises. L'ordre des choses est réputé impensable, la connaissance de Dieu inaccessible, la nature tenue pour un chaos hostile qu'il s'agit d'ordonner et de maîtriser selon une raison strictement instrumentale. C'est sur ce substrat d'agnosticisme affecté que s'édifie la volonté de puissance moderne, tout employée à « donner un.sens » à un univers qui est supposé en être dépourvu.
| - Derrière cet excès apparent d'humilité intellectuelle se cache une revendication première, l'émancipation de toute loi extérieure à la volonté humaine, ce que Kant a appelé « l'autonomie », toujours hautement revendiquée comme une sorte d'évidence. C'est sur ce principe formel que s'est développé le « nouvel humanisme » dans tous les domaines possibles, une démesure faustienne dont les développements incontrôlés de la technique donnent maintenant l'impressionnante illustration. C'est sur le même principe que s'est constitué l'ordre politique moderne. L'autonomie ne connaît potentiellement aucune limite, et surtout pas morale. C'est elle qui s'épanouit aujourd'hui dans le nouveau système juridique qui prétend (-sanctionner le droit de chaque individu en fonction de ses choix souverains, et mutables. La modernité tourne ainsi le dos à la contemplation, elle se détourne du passé autant que de l'Au-delà - et en ce sens elle est par essence antitraditionnelle, anticulturelle, anti-autoritaire et surtout athée - non seulement pour rêver de construire l'avenir - c'est l'utopisme - mais pour le réaliser à n'importe quel prix. Les révolutionnaires français n'hésitaient pas à prétendre faire toutes choses nouvelles, s'attribuant l'affirmation de la souveraineté universelle du Christ qui clôt l'Apocalypse.
Eric Voegelin, dans Les religions politiques (1938, éd. du Cerf, 1994), a formulé de manière lapidaire les étapes logiques de ce refermement sur soi. « Le monde comme contenu, écrit-il, a écarté le monde comme_ existence ». Métaphysique et religion sont sommées de disparaître, « indifférentisme, laïcisme et athéisme deviennent les caractères d'une nouvelle image du monde qui s'impose partout comme incontestable ». Toutefois ce qui est chassé d'un côté revient de l'autre, l'homme étant animal religieux. L'humanité, sera donc,à elle-même sa propre Parousie, ce que préfigure Kant dans son Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique. Curieusement, mais assez logiquement, le philosophe de l'émancipation du sujet offre à ce dernier la perspective ultime d'un paradis sur terre, mais d'un paradis homogène. « L'humanité devient le grand collectif au développement duquel chaque homme doit apporter sa contribution ; elle est clôturée mondainement, elle n'avance qu'en tant que totalité, et le sens de l'existence individuelle devient l'action instrumentale en vue du progrès collectif» (op. cit., pp. 86 à 88). La suite a montré que dans une telle perspective, il ne reste aucune place pour un « supplément d'âme » de quelque nature qu'il soit, sauf utilité circonstancielle.
- La modernité est donc politique, dans la mesure où elle est conquérante et cherche à s'imposer à l'humanité entière. Elle utilise l'instrument de puissance qu'est l'appareil d'Etat, une structure qu'elle a créée, qui correspond exactement à son essence volontariste, et qui évolue avec elle au fur et à mesure qu'elle réalise son emprise sur la Planète. Cet appareil n'est pas le seul élément du pouvoir moderne, il est un instrument dans les mains des forces actives de la modernisation, c'est-à-dire de la fraction de l'humanité qui aspire le plus à 1'autonomie, fraction disposant de moyens d'influence et d'émulation - loges, clubs, partis, médias, castes financières... - et à l'arrière-plan de tout cela, un réservoir humain, une base sociale formée d'une catégorie en quelque sorte naturellement modernisatrice, libertins, bourgeois de masse et bobos. Si Werner Sombart devait écrire une version actualisée de son livre Le Bourgeois, publié il y a exactement cent ans, il serait obligé d'élargir considérablement sa vision.
C'est ainsi que la modernité ne saurait être réduite à une philosophie, bien que- celle-ci en soutienne et manifeste l'esprit de conquête. Elle est la religion politique d'une partie de l'humanité cherchant à s'imposer à la totalité de celle-ci, elle n'est pas un donné de la nature, un fait nécessaire, mais un certain moment dans un espace donné. C"est l'erreur historique du libéralisme catholique d'avoir cru à l'inéluctabilité de la modernité, confondant la succession historique - la périodisation de l'histoire qui délimite les « temps modernes » et « l'époque contemporaine » - et une culture particulière résultant de l'apostasie progressive de l' Occident cristallisée autour et à partir de la philosophie dés Lumières"
Surtout depuis le dernier tiers du au XXesiècle, la modernité a subi une mutation brutale, rangée sous l'étiquette de la postmodernité, qui permet à certains de supposer possible une ouverture en jouant sur les différences entre les deux modalités. La postmodernité n'est cependant en rien une nouveauté radicale, elle n'a de « post » que le fait d'arriver après la forme antérieurement connue du même phénomène. Elle, accentue, achève la rupture moderne et la pousse aux extrêmes, et cela dans des directions contraires mais non contradictoires. D'un côté nous plongeons dans la confusion totale des positions théoriques de référence, et c'est le nihilisme - ou le relativisme, bien que ce dernier terme, plus descriptif, signifie moins nettement le caractère ravageur du phénomène. D'un autre côté, tous les paramètres de la modernité sont libérés, chacun dans sa voie propre - construction de l'homme artificiel, inversion des mœurs, destruction du dernier rempart anthropologique qu'est la famille, antichristianisme sans fard... En comparaison, la phase antérieure maintenait certains éléments d'ordre en raison des freins et résistances auxquels il était difficile d'échapper, ou utile d'éviter de combattre. L'apparition de la société de consommation, l'implosion de l'URSS, l'homogénéisation au niveau mondial, l'affaiblissement de l'Eglise depuis Vatican II plus qu'on ne le croit, ont levé les inhibitions. Cette évolution étant une aggravation, certains regrettent l'époque antérieure, ce qui aboutit à relancer l'idée de la possible récupération d'une modernité présentable contre une postmodernité dissolvante impossible à justifier. Cette possibilité est envisagée aussi bien par certains membres de l'Eglise que par des penseurs non catholiques effrayés par la dislocation actuelle, au premier rang desquels Jûrgen Habermas.
D'autres, moins nombreux et dispersés, imaginent que la modernité sort affaiblie par la postmodernité, alors que celle-ci en est la vérification la plus complète à ce jour. [….]. ».
Bernard Dumont.