Jean-Luc Joubert : Edouard Glissant. (Association pour la diffusion de la pensée
française. Juillet 2005).
Ecrivain français, d’origine martiniquaise, Edouard Glissant (né en 1928), est l’auteur d’une oeuvre abondante, qui lui a déjà valu plusieurs prix littéraires dont
le plus célèbre est le Renaudot en 1958 pour un roman : La lézarde (Seuil).
Jean-Louis Joubert lui consacre une monographie, publiée sous les auspices du ministère des affaires étrangères, qui réussit assez bien, mais de manière toujours
laudative, à rendre compte, en 90 pages des aspects multiples d’ une œuvre qui se déploie dans plusieurs directions, aussi bien la poésie, que le roman, l’essai, la biographie ou le
théâtre.
Edouard Glissant ne manque pas de ressources. Il lui arrive, en poésie, de soutenir parfois la comparaison avec un St-John-Perse, et plus d’un, sans le dire, le
préfèrent à Césaire.
Mais la poésie, la qualité proprement littéraire de l’œuvre, les années passant, et un mythe Glissant prenant progressivement forme, souffre de la prétention du
maître à devenir un Sage, sorte de mage hugolien, prophète des temps à venir, des jours nouveaux et heureux d’un nouveau monde pensé en termes d’une eschatologie créolisante : le « Tout-monde
».
D’abord communisant, après la guerre, volontiers « nationaliste » antillais, dans les années 60 et 70, Edouard Glissant, évolue de plus en plus vers une
conception plus globale du monde. Le thème de l’enracinement s’estompe peu à peu. Glissant récuse le thème de la négritude, lancée jadis par Césaire et L.S Senghor. Compagnon de route, un temps, de
Raphaël Confiant, et de Patrick Chamoiseau, étoiles montantes de la littérature française en Martinique, Glissant s’éloigne de leur « créolité » et penche pour le développement d’une « créolisation
» : manière de devenir (plus que d’être) et de pensée, autant, sinon davantage, que littérature. Il précise sa pensée dans le « Traité du Tout-Monde », l’opposition de l’Un et du Divers est un des
axes de sa réflexion. C’est le passage « de l’univers transcendantal du Même, imposé de manière féconde par l’Occident, à l’ensemble diffracté du Divers, conquis de manière non moins féconde par
les peuples qui ont arraché aujourd’hui leur droit à la présence au monde ».
C’est cette intuition qui conduit l’auteur à préférer de plus en plus, et dans tous domaines, y compris celui de la politique, le devenir à l’être, l’ouverture à la
clôture. Son « Tout-Monde », (il dit aussi le « Chaos-Monde »), est conjectures plus que certitudes définitives, il est le divers infiniment à l’œuvre, relations multiples, tourbillons du monde,
emmêlement des cultures, métissage voulu et salvateur.
Son vocabulaire dénote ici et là ses accointances philosophiques avec, par exemple Deleuze et Guattari, quand il critique l’évocation sempiternelle des « racines »
(par exemple dans un certain afrocentrisme) : « La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils (Deleuze et Guattari) lui opposent le rhizome qui est une
racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de
l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce j’appelle une poétique de la relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un
rapport à l’autre ».
Pour Glissant, « la créalisation » est l’avenir d’un monde ouvert, intelligent, et plus fraternel que celui que nous avons connu. Son cœur, son centre de gravité
sera le monde caraïbe, dont les avatars de l’histoire, la colonisation par exemple ont fait le lieu de rencontre de tous les horizons culturels, (un aspect positif de la colonisation ?). Elle sera
pour le futur ce que fut jadis la Méditerrannée.
Derrière les fulgurances de l’intuition poétique, il est permis toutefois de se demander si le « Tout-Monde » n’est pas la version enrobée pour intellectuels du
mondialisme réel, où la « citoyenneté », invoquée jusqu’à la nausée, par les technocrates de la modernité, n’est que le modèle de l’homme énervé et soumis d’un futur (et de plus en plus déjà là) «
Brave new world » !
Est-ce pour cela que l’auteur du Discours antillais, était reçu ces jours-ci, en l’Elysée en grande pompe, et chargé de mission ?
Il se murmure de plus en plus que Glissant serait nobélisable.
Edouard BOULOGNE.