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19 Juin 2009
Fragments d’une enfance saintoise,
Récit.
Raymond JOYEUX, Editions « Les Ateliers de la Lucarne », Terre de Haut, 2009.
Raymond JOYEUX n’est pas un inconnu. Il écrit et publie des recueils de poésies[i], depuis plus de vingt ans. Le « Récit » qu’il publie aujourd’hui s’inscrit dans la lignée des « récits de vie », inaugurés aux Antilles en 1950 par Joseph ZOBEL, avec La rue Casse-Nègres. Roman autobiographique, ZOBEL y racontait la vie de la Martinique rurale de son enfance. Raymond JOYEUX, nous raconte à son tour son enfance saintoise, après Coulée d’Or d’Ernest PEPIN et Le Cœur à rire et à pleurer de Maryse Condé en 1999, et après Tu c’est l’enfance de Daniel MAXIMIN en 2004, pour la Guadeloupe. Ce récit fait le pendant en quelque sorte de l’enfance marie-galantaise que Max RIPPON a brossée avec Le Dernier matin en 2000. Pourquoi une telle abondance de ce type de récit dans nos îles ?
Les « récits de vie » relèvent d’un genre littéraire autobiographique, les Confessions, dont les racines anciennes remontent à SAINT-AUGUSTIN, et qu’a illustré J-J ROUSSEAU. Mais, s’ils disent le MOI d’un écrivain, ils le font à travers une « création » littéraire dans laquelle l’imagination joue un rôle non négligeable. La part d’authenticité et celle de la fiction sont toujours difficiles à démêler. En dépit de l’affichage d’une tendance ethnographique visant à rendre compte de la culture d’une communauté, celle des Saintois, nous nous demanderons en quoi ces Fragments d’une enfance saintoise restent une « fiction de l’enfance ». Une enfance qui a été reconstruite à partir de fragments, et donc réinterprétée.
Le public auquel semble s’adresser ce récit s’affiche dès la présentation de l’objet livre à travers son petit format, sa minceur, sa lisibilité, et surtout son découpage en 27 chapitres très courts, illustrés par de charmants petits culs de lampes. Il s’adresse à un public de jeunes lecteurs, bien que pris en charge par un narrateur-auteur adulte qui cherche à faire remonter de sa mémoire des souvenirs anciens, pour les sauver de l’oubli. La suite chronologique de ces souvenirs, qui débutent en 1947 et s’arrêtent à la fin des vacances de 1953, atteste d’une mise en forme. Un « pacte d’authenticité » s’affiche à travers les précisions fournies, que ce soit celles des dates ou celles des noms propres et des lieux. Certaines personnes connues citées, comme Alain FOY ou Marcel de SAINT-FRANCOIS, servent même de garants, comme le font les noms précis des maîtres et maîtresses que le petit Raymond eut durant son parcours à l’école primaire. L’auteur insiste, « les images que j’ai gardées sont peu nombreuses, mais très précises ». Il va même jusqu’à citer, à un moment donné, sa source d’information : le petit carnet de son père qui note le 3 mars 1951, l’arrivée de la Jeanne d’Arc, « un samedi, avec vent d’ouest toute la semaine ». Le tremblement de terre et le cyclone Charly, pour 1952, jouent le même rôle. On note aussi le souci d’ancrer ces souvenirs personnels, qui sont autant de petites scènes, dans un contexte plus large, familial ou collectif. Ainsi le premier souvenir, celui d’une blessure au pied, a-t-il lieu l’année de la mort du grand père. Cette ouverture sur une blessure, en admettant qu’elle soit authentique, relève du choix et revêt un caractère symbolique. La clôture du récit s’effectue sur une autre blessure, avec le départ de l’enfant quittant son île pour aller au collège, sur « le continent ».
Dès ce premier chapitre, les conditions, difficiles, de la vie sur l’île sont évoquées. Sans médecin, c’est le père qui « décroche, avec une lame de rasoir l’hameçon » enfoncé dans le pied et qui « taillade la chair à vif ». L’hygiène laisse à désirer, par manque d’eau et faute de toilettes. L’ingéniosité des enfants tente de compenser, de façon astucieuse mais inefficace, l’absence de gomme et de colle. Et si les jeux d’enfants d’alors, tout comme leurs goûters, nous semblent rustiques, les mamans savaient autrefois confectionner de merveilleux berlingots, dont l’auteur nous donne, à travers un texte explicatif, le secret de leur fabrication. Fils et petit fils de pêcheur, l’enfant évoque avec respect le canot de son grand père, Maryclo, véritable personnage utilisé par les dissidents pour se rendre clandestinement à la Dominique. Il connait, pour l’avoir observée, la technique de la pêche à la senne et se félicitera plus tard de savoir même confectionner filets et éperviers. De fait, l’environnement de l’enfant, c’est d’abord les nombreux membres de sa famille, ses voisins, le Père Offredo, le curé de la paroisse et ses camarades de classe, dont Christian CASSIN à qui l’ouvrage est en partie dédié. A l’école, l’enseignement dispensé reste encore proche de ce qu’il était à l’époque coloniale. Les chants patriotiques alternent avec les refrains bretons et les récitations françaises, l’usage du créole étant interdit en classe. Quant aux pratiques pédagogiques, elles s’appuient sur des châtiments corporels aussi divers que raffinés, qui ne font d’ailleurs que doubler l’ordinaire des pratiques familiales. Raymond JOYEUX ne semble éprouver aucune nostalgie particulière pour la perte de cet univers sévère que seule l’arrivée de la Jeanne d’Arc métamorphosait. Le chapitre qui lui est consacré est d’ailleurs le plus long.
Tout en rendant compte du mode de vie des Saintois dans les années 50, les chapitres sont conçus autour d’anecdotes piquantes, rendant compte du regard tendrement amusé, mais distancé, que l’auteur porte sur son enfance. Des liens subtils relient chaque fin de chapitre au début du chapitre suivant. La drôlerie équilibre les « malheurs » de l’enfant et certaines intrusions d’auteur, dont les intentions didactiques sont parfois un peu trop visibles. Cette drôlerie peut se limiter à un sourire amusé, devant le petit casque colonial blanc dont la maman affuble l’enfant pour aller au collège. Parfois, le « bêtisier » peut aussi mettre en scène un événement, comme celui de la remise des Prix, qui s’achève sur un gag, la chute du Maire, lors du défilé des « petits soldats ». Cette mise en scène exclut, presque totalement, les dialogues. Mais l’enfant d’alors était-il autorisé à prendre la parole ? La narration se déroule, donnant parfois lieu à de véritables « exercices de style », tels le portrait pittoresque de M. DESVARIEUX, ou encore la description du paysage après le tremblement de terre. De façon récurrente, l’écriture semble souvent s’exercer à l’imitation d’auteurs. PROUST est explicitement convié à propos de l’odeur de l’eau de toilettes de M. DESVARIEUX que l’auteur est capable de retrouver immédiatement. Ailleurs, CAMUS et Les voyages de Gulliver sont également cités. Le plus souvent, la complicité avec le lecteur reste discrète. Ainsi, le Père Huitric, qui va accueillir l’enfant à Blanchet, conclut l’entrevue en adressant à la mère une phrase, « Nous ferons de lui un homme », inspirée de KIPLING. ROUSSEAU avait souffert de l’accusation du vol d’un ruban, le petit Raymond est injustement accusé de celui d’une règle. Et comme Charles BOVARY moqué par ses camarades, il est lui aussi ridiculisé lorsqu’un élève ajoute un « e » malicieux à son prénom. Et certaines envolées lyriques, comme celle qui clôt le récit, ne sont pas sans évoquer, toutes proportions gardées, la prose de CHATEAUBRIAND. Néanmoins, la tonalité reste majoritairement réaliste et la poésie, à laquelle la magnifique couverture semblait nous ouvrir, reste comme bridée.
Si l’auteur adulte se laisse aller à certains commentaires, le « moi » enfant se livre peu. Certes, il est fait état de son goût précoce pour la poésie, puis pour des lectures, « récits d’aventure » imaginaires ou témoignages de navigateurs. Il se montre également sensible, éprouvant un véritable attachement pour ses tourterelles, et se révolte intérieurement contre l’injustice, gardant à plusieurs reprises le souvenir cuisant des humiliations subies. Mais, par-dessus tout, il semble éprouver un goût très vif pour de libres « robinsonnades », au contact de la nature. Et, adulte, l’éducation qu’il semble appeler de ses vœux semble directement inspirée des théories de ROUSSEAU, tirant profit de l’environnement des enfants et des événements imprévus qui peuvent survenir. Dans l’ensemble, le récit se fait plus descriptif et explicatif qu’introspectif. L’écriture ne rend que rarement compte de la sensualité et de sa sensibilité de l’enfant sur lequel nous aimerions, finalement, en savoir un peu plus.
Au final, quelle qualité littéraire attribuer à ce récit ? Modeste, celui-ci se présente comme un ouvrage relevant de la littérature de jeunesse. Accessible, drôle et évoquant des situations que tout enfant a pu connaître, il sera lu agréablement. On peut toutefois lui reconnaître d’autres ambitions. S’il s’inscrit bien dans un genre, celui des récits de vie, déjà abondamment illustré par les plus grands de nos écrivains guadeloupéens contemporains, il est le premier récit à évoquer l’enfance d’un petit saintois. Et à le faire sans nostalgie du passé, refusant de présenter « les Saintes d’autrefois » comme un paradis. Ceci est clairement dès l’épigraphe de Jacques LACARRIERE : « Le paradis ne peut être nulle part ailleurs que là où nous serons un jour capables de l’édifier ». Le paradis est bien à construire et le récit suggère quelques pistes à cet effet. A commencer par l’ouverture à la culture de l’Autre, celle du Saintois, parfois encore victime de préjugés relatifs à sa « prétendue arriération mentale ». Enfant, sa réussite scolaire donnait au petit Raymond, qui n’en tirait aucune vanité, le sentiment d’avoir à « porter l’honneur des Saintes ». Adulte, l’écriture de ses Fragments poursuit le même objectif. Conscient d’une évolution irréversible qui conduit à une uniformisation des cultures et des modes de vie, l’écrivain tente, par la mémoire, de remettre bout à bout des « fragment(s) survivant d’une vie disparue sans laisser de trace [ii]». La sienne. Mais aussi, avec elle, celle d’une communauté en passe de perdre son identité. Il s’agit donc bien d’un combat avec le Temps. Et, comme il est Poète, Raymond JOYEUX s’efforce de compenser l’aspect parfois un peu trop ethnologique de son entreprise, au moyen d’une littérarité obtenue sous l’effet des références littéraires. Ses fragments sont donc à placer sous le signe d’une esthétique, celle de la perte. D’une succession de pertes qui débute par celle du grand père, est suivie par celle des tourterelles, puis par celle de ses rêves d’enfant, puis enfin par celle de ses camarades et de son île lorsqu’il la quitte. Et parallèlement, nous pouvons lire le travail entrepris pour redonner vie à ces disparitions, par la mémoire, par l’imagination créatrice et par l’écriture. D’où aussi, sans que l’auteur s’inscrive pour autant dans une quelconque « école » de la créolité, cette langue métissée qu’il utilise, mêlant au français de l’école, le « français de France », la langue de la rue et de la maison qu’il revalorise et sauve de l’oubli du même coup : l’école privée est ainsi appelée école payée, les enfants de chœur les clergés et la cage à oiseau la caloge. Ce faisant, Raymond JOYEUX ne réussit-il pas à éviter la coupure qui serait certainement la plus douloureuse, l’incommunicabilité de l’enfant sauvage, devenu professeur lettré puis écrivain reconnu, avec sa communauté d’origine ? Entre la coupure avec son pays natal et la prison que celui-ci risque de constituer, Raymond JOYEUX rêve d’un monde à venir…
« Tourterelle éblouie des sous-bois odorants de mon île tant de fois parcourus, je m’imaginais tantôt injustement prisonnier d’une cage sans retour, tantôt libre comme le vent, déjouant les pièges que deux chenapans, dans un autre monde, tendaient inconscients et cruels, à de frêles créatures innocentes.»
Scarlett JESUS, IA-IPR de Lettres, Abymes, le 18 juin 2009.