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17 Avril 2009
Précisions sur les békés de la Martinique.
Hier, 16 avril 2008, M.Roger de Jaham, a prononcé une très intéressante conférence sur les békés de la Martinique, devant la Loge
Rectitude et Fraternité, affiliée à l'obédience franc maçonne du Grand Orient de France, dont le vénérable Maître est actuellement M.Henri-Julien EUGENE.
Ce texte apporte de très utiles précisions sur un milieu social que certains ont volontiers tenté de poser comme le bouc émissaire, cause de tous les problèmes qui peuvent affecter,
actuellement, les départements de Martinique et de Guadeloupe. EB.
(Roger de Jaham).
Exposé du 16 avril 2009
Je tiens tout d’abord à remercier votre honorable assemblée de m’accueillir parmi elle ce soir ; et je remercie en
particulier mon ami du lycée Schoelcher, Henri-Julien EUGENE, que je ne connais que sous le diminutif amical et
fraternel de « Rico », de m’avoir accordé ce grand honneur.
D’ailleurs, Rico, de nous être rencontrés et réciproquement appréciés sous les auspices de cet homme illustre qu’était
Victor SCHOELCHER, n’était-ce pas déjà un signe fort, tant son oeuvre libératrice reste pour nous, Martiniquais, bien
évidemment très symbolique ?
Si j’ai accepté de me livrer ainsi, devant vous, à cet exercice plutôt inhabituel de présentation de l’une des composantes de la mosaïque ethnique qui constitue la communauté martiniquaise, c’est parce que je suis absolument convaincu que la compréhension et l’entente ne
peuvent venir que d’une meilleure connaissance de l’Autre. Les barrières tombent en effet lorsque l’on se
connaît.
À l’occasion des graves conflits sociaux qui ont récemment sévi aux Antilles, certains n’ont
pas hésité à désigner les Békés comme étant les principaux « profiteurs » du système
économique, les accusant en particulier de détenir la quasi-totalité de l’économie, et de
pérenniser des monopoles ; ceci traduit soit une réelle méconnaissance du tissu économique antillais, soit une volonté affichée de trouver de bien commodes boucs émissaires aux problèmes de société qui se posent à nous tous. Il semble donc nécessaire, à l’occasion de cette
tribune que vous m’offrez, de tenter de détruire différents mythes ou clichés qui ont vraisemblablement permis de créer
ce que l’on pourrait qualifier d’immense malentendu, qui a contribué à alimenter un lourd ressentiment à l’égard des
Békés, cette composante de la population martiniquaise à laquelle j’appartiens.
À la Martinique, comme vous le savez, on appelle « Békés » les descendants des colons
européens implantés dans l’île depuis plusieurs générations, certaines familles s’étant établies dès le début du XVII° siècle. D’une façon générale, ces colons étaient issus de toutes les couches de la population française, puisqu’on y trouvait aussi bien des cadets de famille, que des aventuriers ou même des « engagés » ou « 36 mois », recrutés en Europe pour défricher et mettre en valeur les îles. La plupart des colons anoblis l’ont été sur place, au XVIII° siècle, pour services rendus au royaume.
Du milieu du XVII° siècle jusqu’en 1848, les Antilles ont utilisé une population esclave
déracinée d’Afrique. Ce schéma de développement économique était alors généralisé à
l’ensemble des colonies européennes de la zone Amérique-Caraïbes. Principaux acteurs
économiques de cette période, les colons, ancêtres des Békés actuels, ont de ce fait eu recours à cette main-d’oeuvre asservie pendant près de deux siècles, participant ainsi à ce crime contre l’humanité.
Au cours des XIX° et XX° siècles les Békés se sont reconvertis dans l’industrie, puis dans le commerce. Au fil des ans,
de nombreuses familles de colons ont d’ailleurs quitté les îles pour retourner en France, plusieurs patronymes ayant de
ce fait disparu. On estime aujourd’hui que les Békés seraient au nombre de 1.500 à 2.000 personnes à la Martinique, mais
aucune statistique officielle ou sérieuse n’a cependant été établie.
Crises financières et revers de fortune ont toujours marqué la vie des hommes, et les Békés n’ont pas échappé à cette règle. De sorte que la plupart des familles békées ne sont pas parvenues à transmettre à travers les ans la propriété des exploitations agricoles, celles-ci ayant
été progressivement vendues, ou encore démembrées par les héritages successifs. En fait, absolument aucun propriétaire
d’aujourd’hui ne détient ses terres des premiers lots de la colonisation ; et très peu d’exploitations sont restées la
propriété d’une même lignée familiale plus de 3 générations d’affilée. Or, certaines familles atteignent 10, voire 12
générations de présence à la Martinique.
Prenons l’exemple d’une exploitation de 200 hectares transmise par différentes successions sur 4 générations, chaque
génération comportant 4 enfants :
· 1ère génération : 1 seul propriétaire de 200 ha,
· 2ième génération : 4 propriétaires de 50 ha chacun,
· 3ième génération : 16 propriétaires de 12,5 ha chacun,
· 4ième génération : 64 propriétaires de seulement 3,13 ha chacun !
Généralement, au bout de la 3ème ou de la 4ème génération, les membres de la famille,
éparpillés et sans intérêt économique avec l’exploitation agricole, demandent leur sortie de
l’indivision et généralement un des indivisaires, membre de la famille, rachète tout ou partie
de l’exploitation. Par ailleurs, de vastes propriétés comme la Dillon et le Lareinty ont été
progressivement cédées aux collectivités, pour répondre aux besoins pressants de
l’urbanisation.
En fait, le modèle économique de l’habitation sucrière, caféière ou cacaoyère, qui avait existé jusqu’à la première
moitié du XIX° siècle, a disparu vers 1850, et la plupart des propriétaires ont été amenés à céder leurs terres,
l’introduction de la machine à vapeur et la constitution des usines centrales ayant imposé la formation de vastes
domaines fonciers attachés, pour permettre à l’usine d’obtenir une unité économique viable. Mais les crises
sucrières successives ont eu raison des grandes habitations ainsi établies, et qui ont toutes été de
nouveau démembrées à partir des années 1960. Ainsi, entre 1960 et la période actuelle, la grande propriété (celle de 100 ha et plus) est passée de 60% de la SAU (Surface agricole utilisée) à 22% de la SAU ; celle de 10 à 100 ha est passée de 25% à 35 % de la SAU ; enfin, celle de
moins de 10 ha est passée de 15% à 43% de la SAU. Ces chiffres indiquent bien une mutation importante et une forte
accession à la propriété des terres agricoles.
La Martinique compte de nos jours 194 exploitations de plus de 20 ha pour une SAU totale
d’environ 13.000 ha, soit une superficie moyenne de 68 ha par exploitation, dont 80% de
terres réellement cultivables, le reste étant constitué de ravines, de bois, de traces, etc. Le prix d’un hectare de terre agricole exploitable est actuellement de 7.500 € ; la valeur d’une
propriété de 68 ha, dont 50 ha de terres exploitables, est donc de 375.000 €, soit tout juste
celle d’une confortable villa, ou encore celle de 200 m² de bureaux dans une zone
commerciale au Lamentin. Ce qui fait qu’un planteur pourra vivre honorablement de sa terre, mais ne deviendra jamais un millionnaire.
Enfin, pour clore ce chapitre, faut-il rappeler que les plus gros propriétaires fonciers du
Diamant, des Anses-d’Arlet, de Sainte-Anne, du Morne-Rouge, notamment, et de bien
d’autres communes de la Martinique, ne sont pas des Békés, bien qu’ils soient Martiniquais ?
De plus, les plus grandes exploitations agricoles de l’île n’appartiennent pas à des natifs d’ici : il s’agit en particulier des 2.000 hectares du Galion à Trinité, propriété d’une famille
métropolitaine descendante d’Émile BOUGENOT, des 1.500 hectares des rhums DEPAZ à Saint-Pierre, qui dépendent du groupe métropolitain CAYARD, et des 800 hectares de Trois-Rivières à Sainte-Luce, propriété du groupe réunionnais Quartier Français.
Concernant maintenant le cliché attribuant une part largement majoritaire de l’économie aux
Békés, Lilian THURAM, remarquable footballeur mais visiblement piètre économiste, n’a pas hésité à affirmer que ceux-ci détiendraient pas moins de 90% des entreprises ! La vérité est à l’évidence bien en-deçà, et la démonstration en est très rapide : en effet, outre le fait que le poids de la fonction publique a considérablement augmenté dans notre pays, il faut se souvenir que des pans entiers -et non des moindres- de l’activité économique antillaise sont passés
entre d’autres mains au cours des cinquante dernières années. Et les Békés demeurent totalement absents de secteurs
importants, voire stratégiques, comme les médias, l’aménagement de la maison, les télécommunications, les assurances,
les banques, le traitement des déchets, les cliniques. Même la canne, le sucre et le rhum, ces symboles
agroindustriels martiniquais, sont aujourd’hui détenus à 70% par des sociétés métropolitaines et
réunionnaises.
Un autre critère peut permettre d’appréhender le poids des Békés dans l'économie
martiniquaise, celui du nombre de salariés dans les entreprises : ainsi, entre le public et le
privé, environ 110.000 personnes ont un emploi à la Martinique ; il a été dénombré
qu’environ 5.000 d’entre elles (soit moins de 5% du total) seraient salariées dans des sociétés détenues par des Békés. À ce propos, il convient d’ailleurs de préciser que le premier employeur privé de la Martinique est le groupe PARFAIT avec 1.200 salariés, tandis que le groupe HAYOT
arrive en seconde position et qu’un Réunionnais d’origine se positionne à la 3° place, avec 900
salariés.
Enfin, dans la grande distribution, secteur ô combien mis en accusation ces dernières
semaines, seuls 2 hypermarchés sur 8 sont détenus par une famille békée, dont le chiffre
d’affaires ne représente que 13% (13% !) de parts de marché. Dans la distribution alimentaire de taille moyenne, seuls 15 établissements sur 80 appartiennent à des Békés, soit seulement 19% du total.
En matière d’emploi, il est intéressant de souligner ici l’attitude du Groupe Bernard HAYOT : à Destreland en
Guadeloupe, 15 cadres sur 21 sont des Antillais, cependant qu’à Carrefour Dillon 10 cadres sur 16 sont des Antillais.
Ces chiffres, qui parlent d’eux-mêmes, reflètent d’ailleurs la situation de l’encadrement dans la quasi-totalité des
groupes békés.
Quant aux « monopoles » dénoncés avec force par beaucoup, les seuls existant à ma
connaissance seraient la SARA, la Poste, la CMA-CGM, sociétés ne relevant pas des Békés.
Même si le poids économique des entreprises appartenant à des Békés reste encore substantiel au regard de la faible
importance numérique de ces derniers, il est flagrant que ce poids n’a cessé de s’amenuiser au fil du temps, pour
représenter aujourd’hui moins de 10% du PIB des Antilles. Cela traduit d’ailleurs le dynamisme économique des autres
composantes de la population (Noirs, Indiens, Métis, Métros, Chinois, Syro-libanais, etc), qui, de leur côté,
n’ont cessé de monter en puissance depuis un demi-siècle. En définitive, l’économie martiniquaise
appartient à ceux qui travaillent et qui investissent. Ce qui donne bien évidemment tort à Lilian THURAM, qui ne s’est même pas rendu compte que, d’une part, il offensait toute la population non-békée en lui attribuant seulement 10% de l’économie, et que, d’autre part, il condamnait au désespoir tout jeune Martiniquais souhaitant créer son entreprise.
Les Békés constituent de nos jours un groupe social antillais extrêmement hétérogène,
puisqu‘ils se retrouvent dans toutes les catégories socio-professionnelles : ils sont médecins, avocats, chirurgiens, experts-comptables, chefs d’entreprises, cadres, agriculteurs, notaires, architectes, professeurs et instituteurs, marins-pêcheurs, industriels, commerçants. Et contrairement aux idées reçues, la vérité est que certains Békés sont aujourd’hui Smicards ou Rmistes.
Leurs situations financières respectives reflètent d’ailleurs bien cette grande diversité.
Comme toute minorité existant au sein d’un ensemble plus important, les Békés ont eu
tendance à vivre repliés sur eux-mêmes, au point qu’ils aient été accusés « d’endogamie » et de racisme. Si l’on ne peut nier totalement ces tendances héritées de la période esclavagiste – le racisme étant la seule justification du maintien en captivité des esclaves-, on doit cependant reconnaître une rapide évolution de ce groupe vers une ouverture réelle et visible, en particulier au cours des 50 dernières années.
C’est pourquoi je voudrais tenter de vous transmettre ici la véritable détresse vécue par les
familles békées tout au long de ces dernières semaines de conflits, et qui est encore loin d’être apaisée : en effet, comment décrire autrement leur ressenti face aux attaques violentes et répétées, souvent à caractère racial, dont elles ont été l’objet, et devant les accusations honteuses dont elles restent la cible privilégiée, y compris de la part des plus hautes instances de l’Etat ? Comment auraient-elles pu vivre autrement que dans la douleur et l’affliction, l’extrême solitude et l’abandon ressentis par elles devant le fait que très peu de bonnes consciences se sont manifestées pour dénoncer les agressions racistes qu’elles ont subies et qu’elles subissent toujours, notamment de la part de certains médias ?
Mais j’aurais beau égrener des chiffres et procéder à toutes sortes de démonstrations, les
malaises suscités autour des Békés relèveraient apparemment du ressenti, de l’intuitif,
pratiquement de l’atavisme, et non pas de la vérité ou de la logique. C’est la raison pour
laquelle la société békée oeuvre de façon déterminée à une clarification des choses, et procède à une démarche de rencontre et de rassemblement. Ainsi, dès 1998, année du Centcinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, plus de 400 Békés avaient pris l’initiative de signer et de publier un texte intitulé “Nous nous souvenons”, qui prônait de déclarer
l’esclavage comme étant un crime contre l’humanité ; nous étions trois ans avant la loi
Taubira. De même, en 2005, une délégation significative et représentative de Békés s’était
rendue pour la première fois à Fort-de-France, en accord avec le député-maire Serge
LETCHIMY, afin d’y commémorer publiquement le 22-Mai, ce jour où l’esclave s’est libéré.
Dans le cadre de cette démarche, je mets sans cesse en garde la composante békée contre la tentation qu’il y aurait à vouloir balayer d'un revers de main les souffrances des descendants d'esclaves : celles-ci sont profondes et réelles, le temps ne les ayant pas encore effacées, loin de là. Et même si les Békés d'aujourd'hui ne peuvent être tenus pour responsables des crimes de leurs ancêtres, il n'en reste pas moins qu'ils en sont la représentation vivante.
Au lieu de chercher à démontrer que "tout ça" est ancien, que les Africains ont également
participé à ce crime, qu'il faut savoir tourner la page et que l'esclavage perdure toujours de par le monde, je les invite à tenter de comprendre l'Autre, cet Autre qui est notre voisin de tous les jours à la Martinique, et avec qui nous devons vivre ensemble, en acceptant ses souffrances.
L’association “Tous Créoles !” à laquelle j’ai le très grand honneur de contribuer, participe
totalement à cette démarche, et se donne pour ambition de contribuer à l'édification d'une
communauté martiniquaise apaisée et affranchie de tout sectarisme, et d'oeuvrer afin de
permettre aux composantes de cette communauté d’apprendre à mieux se connaître et à se
respecter, ceci dans leurs différentes singularités.
Et pour m’encourager à forcer le pas dans cette voie, je garde en mémoire ce message d’Aimé
CÉSAIRE à mon intention, qui me disait : “Vous êtes Béké ? Moi, je suis Nègre ! Et alors ?
Donnons-nous la main, et marchons dans la même direction.”
Merci de votre très cordiale attention.
Roger de JAHAM
15/04/2009