11 Mai 2008
(Réflexions sur le Cdt Louis Delgrès (III).
Par André Nègre.
(Vues actuelles du Fort Louis
Delgrès).
L'immortel «Cri d'Innocence et de Désespoir» qu'il fit rédiger par l'adjudant Monnereau, son secrétaire, créole martiniquais, mais dont il assuma toute les responsabilités en le signant le 9 mai 1802, proclamait dès lors une sorte de Guerre Sainte contre un ennemi, blanc certes, qui venait remettre les chaînes ; et il écrivit alors une lettre au Général Gobert, adjoint de Richepance, disant qu'il était désespéré de se battre contre des Français, mais que tous ceux qu'il commandait préféraient mille fois la mort à l'esclavage qu'on venait leur porter... C'était bien exprimer que les gens de couleur savaient fort bien ce qui les attendait avec Richepance, sans que celui-ci eût besoin de Lacrosse : les fers.
De ce «Cri d'innocence», que tout le monde peut lire dans les livres de l'époque, retenons deux choses : d'abord, Delgrès continue à croire, ou fait encore semblant de croire que Richepance n'est venu qu'en qualité de Général en Chef ; nous avons vu que c'était certes faux... Mais cela revenait en réalité au même : les chaînes étaient dans les cales des vaisseaux de Richepance.
Ensuite, dès le 9 mai, avant que les hostilités armées n'eussent commencé, Delgrès savait qu'il allait être battu et qu'une mort certaine les attendait tous ; pas d'illusions là-dessus ; et c'est en cela que réside pour une bonne part sa grandeur ; et il le savait en fait depuis le 24 octobre 1801, c'est-à-dire depuis le jour (sinon les jours suivants) où il avait demandé à la «junte», qui l'avait acquis à l'insurrection, de jurer de mourir pour leur cause...
Répétons en passant que ce «Cri d'innocence» avait été rédigé, et très probablement conçu ainsi, par le jeune Monnereau ; car lorsque celui-ci comparut devant le Tribunal Militaire, le 11 juin 1802, Lacour (qui raconte cette séance avec la foule de détails qu'il apporte toujours à ses récits, parce qu'il tenait ces détails de témoins de l'époque, de témoins qui avaient vécu et participé à ces événements, comme ses Grands Parents, ou son Père qui était Officier) Lacour insiste sur le fait que le Président essaya bien de l'amener à nier qu'il fût le véritable auteur de la proclamation... ce qui lui eût évité la mort... Mais ce jeune homme persista à affirmer qu'il en avait conçu «la pensée et la forme». Réalité historique, qui fait de Monnereau un personnage aussi grand que Delgrès.
La troupe de ce dernier s'était renforcée, au fil des jours ; d'abord par les hommes (et les femmes) d'Ignace, qui étaient venus se joindre à lui, comme nous l'avons vu ; puis par d'autres, fuyards ou volontaires, cultivateurs, petites gens... Delgrès était l'espérance, pour ces malheureux. Tout cela avait fait que, même après avoir élagué tous ceux qui étaient physiquement ou moralement inaptes à une lutte sans merci, ses forces restaient assez importantes.
De plus, bien que constituée d'éléments assez disparates, la petite armée de Delgrès avait un but commun à tous : conserver la liberté, acquise de fraîche date encore, mais de nouveau menacée.
Toutefois, tandis qu'il en était, dans cette masse, qui gardaient un certain sens
de l'humain dans cette entreprise désespérée, dans leur dévouement à cette cause sacrée où justement, cet humain était en jeu, d'autres n'envisageaient pas sans une certaine jubilation l'éventualité des pillages, des massacres, des vengeances, à l'encontre de l'ennemi «blanc»... Ressentiments raciaux que, sans doute, ne partageait sûrement pas la majorité de la troupe de Delgrès...
Delgrès rassembla cette troupe, ce même 9 mai, sur le Champ d'Arbaud à Basse-Terre ; et le thème du discours qu'il leur adressa fut à peu près celui-ci : «Plutôt la mort que l'esclavage...» Puis il termina sa harangue en s'adressant aux soldats blancs qui étaient sous les armes, dans sa troupe, en les laissant libres de déposer ces armes, pour n'avoir pas à se battre contre leurs frères de race ; puis, à se retirer à leur gré...
En cela, Delgrès montrait qu'il était bien de ceux pour qui la personne humaine impose un caractère de respect ; son humanisme le faisait s'incliner devant l'individu, dans sa personne et dans ses opinions ; la preuve en était dans ce geste généreux.
Mais tous ses camarades d'armes n'étaient pas comme lui... hélas ! car après avoir ainsi très justement chanté ses mérites, il serait parfaitement injuste d'oublier (comme certains l'ont fait) de mentionner le reste : à savoir que ceux de ses soldats blancs qui, après avoir remis leurs armes, ne coururent pas se cacher aussitôt dans les bois des environs, ou ailleurs... furent presque immédiatement jetés dans les cachots du fort St Charles, par Ignace ; et cela, malgré les ordres de Delgrès, son supérieur... Les sentiments élevés de ce dernier, qui n'était ni haineux, ni violent, ni raciste, quelles que fussent ses raisons de se battre, et même de mourir, n'étaient certes pas ceux d'un Ignace. Comme je l'ai déjà écrit dans «Guadeloupe 2000» c'était un caractériel, et pas un humaniste ; il était réservé pour «cette sombre gloire»... dont parlait le Général de Gaulle... (Guadeloupe 2000 no 60 Février - Mars 1979)
Mais, dans cette circonstance bien particulière, si ces Blancs avaient été incarcérés contre le gré de Delgrès (qui venait de leur laisser la liberté de choisir) par son subordonné Ignace, pourquoi ne les a-t-il pas fait libérer aussitôt ? Boyer-Peyreleau s'est posé la même question. Pour notre part, nous pensons que Delgrès était resté sincère envers lui-même, dans son premier geste ; mais qu'il s'est senti lui aussi «débordé sur sa gauche», comme c'est la règle dans beaucoup de mouvements insurrectionnels, dans un milieu de rebelles où, répétons le, l'insubordination est souvent la règle si le chef n'a pas une main de fer et le goût du sang. Delgrès eût-il ordonné l'élargissement de ces pauvres diables, contre l'humeur d'Ignace, qu'il savait très probablement qu'il ne serait pas obéi... D'ailleurs, libérés, n'était-il pas certain qu'ils allaient être récupérés par les troupes gouvernementales, et aussitôt retournés contre eux, rebelles ? L'autorité de Delgrès en serait d'autant altérée, à un moment où il devenait impératif qu'elle restât totale.
Quoiqu'il en fût, à la tête de sa petite armée dont probablement le nombre ne lui avait pas donné une idée trop démesurée de ses forces, Delgrès commença à se retrancher avec beaucoup de maîtrise dans le fort St Charles.
Et lorsque la Division du Général Richepance, transportée par la flottille française, se présenta devant le port de Basse-Terre, le 20 floréal an X (10 mai 1802), il l'accueillit à coups de canons... Cela, bien que Delgrès eût affirmé, dans les jours précédents, qu'il se défendrait, mais ne serait jamais l'agresseur... Mais, entre temps, nous l'avons vu le 8 mai, jour où il s'était décidé à lutter contre la France, Delgrès s'était désormais considéré comme libéré de toutes les obligations auxquelles l'avait jusque-là assujetti son passé sous l'uniforme de l'Armée française.
Donc, le 10 mai, 4 jours après son débarquement en Guadeloupe, Richepance croisait déjà devant Basse-Terre avec sa flottille ; il n'était pas resté inactif : débarqué le 6, il avait fait ses préparatifs le 7 et le 8 ; il avait embarqué ses troupes le 9 ; et il se présentait le 10 mai sous les canons de Kirwan et de Delgrès.
Il avait avec lui 1800 hommes voyageant par mer ; mais 800 autres arrivaient aussi de Pointe-à-Pitre par voie de terre, sous les ordres du Chef de Bataillon Merlen.
Pourquoi Richepance ne répondit-il pas à ces coups de canons provoquants, même par un coup de mousquet ? Par une ultime manœuvre : le Général en Chef, Capitaine Général de la Guadeloupe, était sûr du succès de ses armes ; mais ce valeureux Général était, comme l'a décrit le Noir Guadeloupéen Candace, «un homme généreux ; voulant éviter, si possible, les effusions de sang et préférant un retour à la paix par de libres négociations entre soldats, la «paix des braves». Il demanda à Pelage d'écrire à son frère d'armes, à son frère de race, à son compatriote Martiniquais Delgrès, qui venait de les canonner...
Pelage écrivit donc à Delgrès, en termes très mesurés, lui rappelant sa parole d'honneur jadis donnée et les principes élémentaires des devoirs d'un Officier. Lettre d'avance vouée à l'échec, et il serait même étonnant que Richepance et Pelage ne s'en fussent pas doutés, même avant de l'envoyer ; surtout Pelage, qui connaissait intimement Delgrès pour l'avoir beaucoup côtoyé, aux Antilles certes, mais aussi en France, et peut-être même en captivité en Angleterre... Nous pensons que cette lettre était considérée comme la dernière tentative pacifique, avant de se résoudre à se battre.
Mais Delgrès était, depuis le 8 mai, dans cette atmosphère de Guerre Sainte pour la liberté de sa race ; liberté à laquelle il savait qu'il allait sacrifier sa vie, après y avoir déjà immolé sa parole d'honneur d'Officier...
Et, de fait, Delgrès refusa même de lire cette lettre que lui apportèrent, le 10 mai, deux Officiers parlementaires, Prudhomme et Losach, tous deux mulâtres ; il la déchira sans la lire, il les insulta et, sans aucune mesure ni retenue, il leur en jeta les morceaux au visage... Geste digne d'Ignace, pas de Delgrès. Mais l'on sait que tout ce qui est «saint» (même une guerre !), est aussi, dans une certaine mesure, «déraison»... Déraison qui amena même Delgrès jusqu'à faire jeter au cachot les deux Officiers parlementaires, à ['encontre de toutes les lois de guerre (même sainte) et de tous les usages militaires (Lettre au Premier Consul, 21 Fructidor an X. 8.9' 1802) (5).
Cette attitude, qui contrastait avec ce que l'on sait de Delgrès, témoigne de l'évolution rapide de ses sentiments, depuis ce fatidique 8 mai. De plus, pendant cette discussion, l'influençable Delgrès perdit par moments son contrôle ; ainsi, parut-il parfois ébranlé par l'assurance que les deux Officiers parlementaires lui donnaient des bonnes intentions de Richepance, certes, mais aussi et surtout quant à l'absence de Lacrosse, de la Guadeloupe. Mais chaque fois qu'Ignace sentait faiblir Delgrès, nul ne doute qu'il continuait à lui affirmer tout ce qu'on lui avait déjà déjà soutenu : à savoir que Lacrosse avait débarqué etc.,. Il est infiniment probableque Delgrès, qui avait subi l'influence de Massoteau, on l'a vu, puis, qui avait écouté Noël Carbet et Ignace, on l'a vu aussi, devait aller tout à tout d'un sentiment à l'autre ; or, pour les insurgés du type «faucon» (comme l'on dit aujourd'hui en semblables occurrences) il fallait empêcher Delgrès de basculer.... Il ne bascula pas !
Car venons-en au fond des choses, une fois de plus : certes Lacrosse n'était pas revenu et Ignace mentait en affirmant le contraire ; Pelage n'était pas aux fers, et la preuve était qu'il venait de lui écrire... Mais, selon les ordres du Premier Consul donnés à Richepance (et aussi à Lacrosse), il était tout de même vrai que l'Amiral était tout de même destiné à reprendre, pendant seulement un mois évidemment, le titre de Gouverneur après que Richepance aurait pacifié l'île ; Gouverneur avec des pouvoirs limités non seulement dans le temps, mais aussi dans les faits... mais Gouverneur tout de même '. Et.... si Richepance mourait, entre-temps ? On sait que, à la façon de Bonaparte dont il avait le style militaire, il 'n'hésitait pas à se mettre en tête de ses hommes dans les moments critiques... Il risquait d'être tué ? Alors, Lacrosse resterait seul ? De plus, quelles que fussent les bonnes intentions de Richepance, affirmées par les deux parlementaires, il n'en restait pas moins patent que ce Général avait aussi reçu l'ordre de rétablir l'esclavage... Delgrès avait donc bien raison de croire les menteurs !
Car Delgrès «sentait» tout cela, même s'il ne le savait pas de source sûre ; à croire que la peau n'était pas dénuée d'intuition ? Et cela explique que cet homme influençable et sensible, mais aussi intelligent, ait si facilement accepté les absurdités d'Ignace après les billevesées de Noël Corbet - qu'il ait pu «embastiller» ces deux Officiers parlementaires contre tous les usages. Pour le justifier, dans ces attitudes, il est inutile de chercher des arguments tirés par les cheveux la dignité humaine est largement suffisante.
En ce 10 mai 1802, où était le Delgrès qui avait hissé le drapeau français, en avril 1795, au faîte du fortin de Ste-Lucie, avait envoyé coup sur coup deux messages à. Richepance, avant qu il n'arrivât, pour l'assurer de ses sentiments de soumission et de respect ? Le Delgrès qui, après le 24 octobre 1801, avait dit aux autres conjurés : «Ce que vous faites mérite la mort !»
Delgrès avait non seulement durci, mais il avait changé ; soumis à des nouvelles incontrôlables mais alarmantes, à des pressions de tiers incessantes, et ses propres pressentiments aidant, il en était peu à peu arrivé à ce stade, où, une détermination prise (même chez les êtres indécis ou influençables), on ne recule plus.
Il avait donc définitivement opté pour la croisade ; il n'était plus le même personnage, il n'était plus le Commandant Delgrès ; on a vu qu'il se sentait affranchi de tout son passé... Et c'est pourquoi nous le voyons perdre, dans sa «passion» (au sens christique du mot) certains aspects des sentiments qui l'avaient jusqu'alors caractérisé.
On sait que Richepance, voyant ses deux Officiers parlementaires retenus au Fort St-Charles et comprenant qu'il n'obtiendrait plus rien sans la force des armes, se décida à prendre enfin la décision d'attaquer, ce 10 mai même, estimant avoir perdu assez de temps.
Débarquement à Baillif le jour même, la seule étude de la carte lui ayant permis ce choix, sur un rivage cependant inconnu ; en peu de jours, Richepance allait être au pied du fort St-Charles. Résumons brièvement ici cette campagne militaire :
Amenés sur la plage du Baillif, ce 10 mai, à la Rivière Duplessis, sous le feu roulant des rebelles commandés par Delgrès lui-même (accompagné de son secrétaire l'adjudant Monnereau), les bataillons de Richepance étaient le soir même sur la rive droite de la Rivière des Pères, Delgrès continuant à contrôler la rive gauche. Le 11 mai, Richepance franchissait cette rivière malgré une résistance acharnée et arrivait le jour même au Pont aux Herbes ; il occupait donc à ce moment la moitié du Basse Terre à cette époque ; tandis que l'autre moitié, dominée par le fort St-Charles, restait au pouvoir de Delgrès qui s'était replié dans le fort lui-même. Le 12 mai, combats très meurtriers du côté de Belost, où Pelage se distingua par son intrépidité, déjà légendaire.
Dès lors, Delgrès était contraint de s’enfermer dans le fort; mais Richepance commençait à s'inquiéter du prix payé pour ces succès rapides, mais coûteux.
On était le 13 mai ; Richepance faisait aisément un bilan, lequel conditionnait la bonne marche des opérations militaires qui restaient en vue : supériorité technique des soldats métropolitains, malgré un climat et des circonstances géographiques inconnues pour eux , leur entrain, leur discipline stricte et la valeur exceptionnelle de leur commandement, étaient irrésistibles, même lorsque, en face, les insurgés se hissaient jusqu'à les valoir, ou à les inquiéter...
Car l'armée des insurgés avait beau n'être qu'une mosaïque de troupes éparses plus ou moins bien rassemblées, faite de fuyards ou de volontaires plus ou moins bien dressés aux armes, elle comptait aussi tous ceux qui, 8 ans auparavant et sous les ordres de Victor Hugues, avaient «bouté » l'Anglais dehors, à 1 contre 10, et qui ensuite s'en étaient allés reconquérir (comme l'avait fait Delgrès lui-même) certaines de nos îles antillaises perdues ; disciplinés eux aussi, formés à l'école de l'Armée française, dont on ne répétera jamais assez qu'elle était alors la meilleure du monde, ils étaient de plus encadrés par des Officiers et Sous-Officiers sortis du même moule....
Richepance avait certes prévu que la résistance risquait d'être sévère, et la preuve on était que dès le 10 mai, jour du débarquement au Baillif, il avait envoyé l’ordre au Général Sériziat, à Pointe-à-Pitre, de faire mouvement sur Basse-Terre avec les troupes laissées là-bas ; Sériziat s'était mis en route dés le 11 mai, à pied évidemment. (C'est ce jour là, d'ailleurs, que les deux fils de Pelage «à peine sortis de l'enfance» firent leurs premières armes à côté de leur père, selon Poyen ; deux fils dont il allait faire don à la France,car ils allaient être tués dans les semaines suivantes).
(à suivre).
André Nègre.