11 Mai 2008
Réflexions sur le Commandant Louis Delgrès.
Par le Dr André Nègre.
( Louis Delgrès est mort par refus du rétablissement de l'esclavage, contre une décision d'un gouvernement Français, non contre la France, bien au contraire. Nos lecteurs seront d'autant plus intéressés à l'étude du docteur Nègre dont nous publions la deuxième partie, que des falsificateurs de l'histoire tentent de faire de ce grand Français de la Guadeloupe, une sorte de héros de l'indépendance de la Guadeloupe. EB).
Voilà donc le Delgrès que nous allons bientôt retrouver à côté de Lacrosse, comme Aide de Camp de cet Amiral, Gouverneur de la Guadeloupe, le 24 octobre 1801, dans une salle de la municipalité de Pointe-à-Pitre où Pelage avait les mettre en sécurité contre les outrances possibles d'Ignace et de ses 3 semblables.
Car, l'Amiral Lacrosse, arrivé le 29-05-1801 à Pointe-à-Pitre, s'était conduit
de telle façon à l'endroit des Guadeloupéens en général, et surtout des
gens de couleur en particulier, qu'un soulèvement s'était produit et que, de maladresse en maladresses, d'exactions en exactions, Lacrosse, suivi de son aide de Camp, avait failli être mis à mal, malgré la protection de Pelage. Celui-ci donc l’avait placé dans une salle qu'il croyait bien protégée contre toute tentative mal intentionnée...
En fait, Pelage n'avait-il pas plutôt tourné le dos qu'Ignace surgissait, et obligeait pratiquement le Gouverneur et Delgrès à le suivre jusqu'au Fort où, malgré Pélage il incarcérait Lacrosse ! Cela, en refusant d'enfermer le Commandant Delgrès dont le premier geste avait été de suivre le Gouverneur, son chef, ) dans les locaux disciplinaires !
C'est dans ce détail que l'on voit qu’Ignace n'était pas seulement un violent, un caractériel comme disent les psychiatres : en s'opposant au mouvement spontané de l'aide de Camp de l'Amiral, Delgrès, le rusé Ignace ébauchait son projet d'utiliser celui-ci à ses propres fins, lesquelles étaient, à ce moment bien précis, diamétralement opposées à celles du Commandant Delgrès. Ignace pensait à décider celui-ci à se joindre à ses rebelles, ces rebelles dont lui, Delgrès, estimait alors «qu'ils méritaient la mort ainsi que nous allons le lui entendre dire.
Mais est-ce ce même jour, 24 octobre 1801, ou bien dans les jours suivants, qu’ils le prirent à part pour essayer de le convaincre de se joindre à eux ? Lacour parait admettre que ce fut le jour même, et il est possible que cela dut se passer ainsi ; ce qui est certain, d'après l'ensemble des relations (et aussi d'après son mouvement spontané de suivre l'Amiral en prison...), c'est que sa 1ère réaction, nous l'avons déjà mentionné dans les lignes précédentes, fut tout à fait significative : «Ce que vous avez fait mérite la mort !»
Le Commandant Delgrès jugeait, à ce moment là encore, en Officier Supérieur qu'il était : «Toute rébellion mérite 12 balles dans la peau !» Comment en arriva-t-il à les mériter à son tour, en se joignant à ces mutins qu'il apostrophait si vertement.
Ceux-ci réussirent sans doute à le circonvenir, petit à petit ; ils insistèrent certainement, surtout, sur l'esclavage que Lacrosse, selon eux (et ils avaient raison !) avait pour mission de rétablir ; si cette perspective ne pouvait ébranler Pelage, trop militaire, elle faisait saigner le cœur de Delgrès, plus sensible et moins fanatisé que celui de Pelage ; et aussi beaucoup plus influençable, nous aurons l'occasion de le voir encore.
Il accepta finalement, non sans réticences sûrement, de se joindre à eux. Mais cet homme sincère et sensible ne s'engagea pas à la légère ; la preuve de ces réticences, c'est qu'il leur demanda alors de faire un serment : celui de faire triompher la cause qu'ils lui proposaient de défendre, sinon de mourir. Ils jurèrent, et l'on verra que tous surent tenir parole...
A ce moment là, dans l'esprit de Delgrès, il n'était pas question de renier la France, à laquelle il restait attaché par tout son passé (y compris, peut-être par ses attaches paternelles, ni même de fronder le pouvoir Consulaire ; mais il estimait indispensable d'exiger de la France, au besoin par les armes, qu'elle récusât Lacrosse et consentît ensuite un traité, un pacte, ou bien toute autre forme de contrat libéral qui engageât le Métropole et sa colonie, dans un système de devoirs réciproques ; et surtout dans la consécration définitive, irrévocable, de la liberté des Noirs et hommes de couleur ; le refus par la France d'accorder ce statut impliquait naturellement le durcissement de la révolte... «jusqu'à la mort»...
Delgrès savait que, sur cette route, il risquait d'être amené à trahir son drapeau, ce drapeau pour lequel il avait déjà souvent risqué sa vie et donné son sang ; à trahir cette patrie qu'il avait librement choisie et juré de servir ; il appréhendait cette trahison puisqu'il avait dit à ses amis conjurés ; «Vous méritez la mort...» La mort ; c'est-à-dire le châtiment des traîtres, à ses yeux.
Mais cette situation dramatique, qu'allait librement affronter Delgrès, était tout de même la conséquence d'un contexte humain qui transcendait la notion de race : on allait rétablir l'esclavage ! C'était certes injuste et douloureux pour ceux qui allaient en être victimes, mais c'était également infamant pour ceux qui formulaient, ou qui toléraient cette menace.
C'est par cet aspect très particulier d'un drame psychologique assez spécial que la rébellion de Delgrès se distingue d'une vulgaire trahison militaire, et qu'elle s'anoblit même jusqu'à devenir le sacrifice d'un homme, pour d'autres hommes ; le sacrifice, par un homme, de son honneur d'Officier pour une idée de justice. Delgrès se savait traître et déserteur, il reconnaissait que ce qu'il faisait avec ses camarades, méritait la mort des traîtres, mais la dignité des hommes ne pouvait qu'en être accrue.
Revenons aux événements eux-mêmes.
On sait les circonstances qui, dès lors, après avoir amené Pelage au pouvoir à titre provisoire (en attendant que le Premier Consul y eût pourvu), obligèrent celui-ci à tenter de freiner l'action des conjurés, plus ou moins bien dirigés et disciplinés par Delgrès, Ignace, Massoteau, Palerme... Pour briser leur front, il les nomma à des postes de l'île assez éloignés les uns des autres ; et il leur donna de l'avancement... C'est ainsi qu'il nomma Delgrès Colonel !
Il va sans dire que ces nominations n'avaient aucune valeur ; pas plus que celle de Général, pour Pelage, par un vote de l'Armée de la Guadeloupe ! Pelage n'avait que le droit de proposer des promotions au Gouvernement Consulaire ; des promotions que ce Gouvernement, seul, avait le droit de prononcer. Encore eût-il fallu, dans les circonstances actuelles, que les Consuls eussent accepté de reconnaître Pelage comme le Commandant en Chef légal de la Guadeloupe... Ces nominations par Pelage, tout comme celle dont il avait été l'objet, furent un peu comme ce qu'il advint de l'avancement
dans les «Maquis», en France, entre 1942 et 1944 : extrêmement rares furent ceux des Officiers promus dans la Résistance, qui virent leurs galons homologués. Pour le Commandant Delgrès, son Etat des Services ne fait même pas mention d'une nomination à titre provisoire au grade supérieur.
On sait aussi que, pour raffermir la discipline dans l'Armée, et pour supprimer les vexations de tous ordres que certains militaires faisaient subir à la population (un peu comme le firent par endroits certains FFI ou FTP, après la Libération), Pelage donna des ordres sévères qui furent, dans l'ensemble, suivis ; cela, bien
que Delgrès, déjà soucieux de sa popularité dans la troupe, qu'il ménageait pour qu'elle le servît mieux, ne lui eût apporté aucune aide dans ce sens.
Les mesures prises par le Conseil Provisoire présidé par Pelage n'amenèrent pas la détente ; détente que, depuis la Dominique, où il s'était réfugié avec la complicité des Anglais, après son expulsion de la Guadeloupe, Lacrosse s'évertuait à empêcher, par ses menaces terrifiantes. Ces menaces amenèrent des remous chez les gens de couleur de la Guadeloupe, et firent que Delgrès, jusque-là en retrait, entra en action : avec Massoteau, il fit procéder à l'arrestation de 3 Officiers qui lui paraissaient trop «lacrossistes», et il les fit expulser (15.2.1802). Tout cela, sans l'autorisation du Conseil Provisoire...
Il est significatif que Delgrès ait effectué son premier geste d'insurgé sans en référer à Pelage, alors considéré, par tous, comme le chef de l'insurrection !
Au point de vue strictement militaire, le seul que puissent et doivent considérer des Officiers, il s'agissait là, dans les circonstances graves que l'on vivait, d'un geste d'insubordination qui eût dû entraîner une sanction appropriée. Mais n'oublions pas que l'on était en» présence d'une troupe d'insurgés : la discipline est toujours plus relâchée dans une faction, que dans une armée légale ; quand on a commencé à désobéir, même si les motifs en sont sacrés, il est difficile d'exiger de tous une subordination «perinde ac cadaver». Et lorsque Richepance arrivera avec ses jeunes conscrits de l'Armée du Rhin, la bravoure incoordonnée et le courage sans discipline des bataillons de Delgrès fléchiront sous l'action méthodique et rigoureusement disciplinée des militaires -pour si jeunes et peu habitués au climat qu'ils fussent - envoyés par le Premier Consul.
De plus, Pelage n'avait pas intérêt à sanctionner le geste de Delgrès ; l'eût -il fait que cela eût immanquablement déclenché, dans l'armée insoumise de la Guadeloupe, une forte opposition dont les manifestations auraient à la fois favorisé les menées de Lacrosse, et celles des «gauchistes», tel Ignace.
Voyant que Massoteau, plus violent que Delgrès, exerçait une influence néfaste sur ce dernier, Pelage le nomma à Pointe-à-Pitre ; et Delgrès resta seul à Basse-Terre où, effectivement, il ne se manifesta plus jusqu'à l'arrivée de Richepance.
Mais ce dernier débarqua à Pointe-à-Pitre le 6 mai 1802.
Il avait pour mission de mater l'insurrection, et pour ce faire d'arrêter Pelage, dès son arrivée, tout en neutralisant sans douceur tous les chefs ou meneurs dont Lacrosse avait dressé la liste, ô combien noire, on s'en doute ; il arrivait avec le double titre de Général en Chef et de Capitaine Général ; une fois l'ordre rétabli, il aurait à rappeler Lacrosse, et à lui laisser le titre de Gouverneur ; mais pour 30 jours seulement, et avec des pouvoirs très réduits, Richepance restant dans l'ombre et gouvernant en fait ; après quoi, le mois écoulé, Richepance reprendrait définitivement le titre et les fonctions de Capitaine Général et renverrait Lacrosse dans la Métropole : tels étaient les ordres stricts du Premier Consul, également signifiés à Lacrosse !
Mais... mais, Richepance avait également pour mission de rétablir l'esclavage !
Delgrès était, à ce moment là encore, dans d'assez bonnes dispositions à l'endroit de la Division métropolitaine qu'il attendait, a-t-on écrit, pour lui faire fête : n'ayant plus Massoteau, qui était indiscutablement sécessionniste, pour lui «monter la tête», Delgrès restait l'homme qui attendait de voir et d'entendre l'envoyé de la France, de connaître ses actes, avant de le juger. Dans cette expectative, il avait même envoyé, coup sur coup, deux adresses à Richepance (avant que ce dernier ne débarquât) pour l'assurer de ses sentiments de soumission et de respect !
Il est assez sensible que Delgrès était, dans une certaine mesure et dans cette expectative, facile à influencer ; et les autres conjurés savaient en profiter ; mais, comme beaucoup de faibles, une fois déterminé, il irait jusqu'au bout...
Passons sur les tractations et sur les événements qui précèdent, accompagnèrent et suivirent le débarquement de Richepance à Pointe-à-Pitre, et qui n'eurent pas d'influence directe sur le comportement de Delgrès.
C'est la neutralisation sans élégance des troupes de couleur à Pointe-à-Pitre, qui commença à l'indisposer nettement ; car cette neutralisation, effectuée grâce au concours de Pelage, avait revêtu l'allure d'un guet-apens... (le concours de Pelage, car dès son débarquement, Richepance avait différé de l'arrêter, devant son loyalisme)
II était donc dans cet état d'esprit troublé, lorsque le 18 floréal an X (8.9 1802), un noir vint lui raconter que Lacrosse, oui Lacrosse, avait débarqué en personne à la Pointe, et qu'il y avait pris le commandement des troupes métropolitaines ! Incrédules devant cette énormité, Delgrès et son adjoint Gédéon jetèrent le noir en question au cachot !
Mais, le même jour, un Officier de couleur nommé Noël Corbet, vint leur répéter des racontars qui, dans l'ensemble confirmaient les allégations (entièrement mensongères) du noir...
C'est à se demander si une conjuration ne s'était pas organisée chez les conjurés pour tromper Delgrès, et l'amener ainsi à se compromettre de telle sorte qu'il se manifestât par quelque action qui fît de lui le chef de l'insurrection... Et il n'est pas du tout certain qu'un tel machiavélisme n'ait pas existé, chez Ignace par exemple...
Rappelons nous que Pelage, dans une circonstance un peu semblable (lorsqu'il avait été nommé Général par ses propres troupes, c'est-à-dire illégalement, le 23 octobre 1801), le naïf Pelage avait su trouver un biais qui ne le liait pas à cette nomination intempestive des rebelles. En l'occurence, Delgrès fut plus naïf que Pélage : il crut ces racontars, et fit libérer le noir qui les avait (probablement innocemment) rapportés, et qu'il avait fait incarcérer le matin même.
A cet incident s'ajouta le fait que Richepance avait signé sa première proclamation en n'ajoutant à son nom que le titre de Général d'Armée, Général en Chef... Cela permit-il à Delgrès de croire que Lacrosse restait plus ou moins dans l'ombre, comme Capitaine Général, c'est-à-dire Gouverneur ? Ce fut en tout cas 11 l'un des motifs que Delgrès mit en avant pour justifier sa rébellion.
Sur le plan purement des faits, ce prétexte n'était guère valable car, le 11 floréal (3 mai) c'est-à-dire 3 jours avant le débarquement de Richepance, une lettre du Conseil Provisoire (dont les délégués avaient déjà pris contact avec Richepance, en mer) avait informé personnellement Delgrès du titre de Capitaine-Général avec lequel arrivait Richepance ; et 11 lendemain, une proclamation du même Conseil, adressée à la population, aval encore confirmé ce titre. 1
Et certes, nous avons bien vu que le Premier Consul avait donné à Richepance des instructions bien précises, qui faisaient de lui le Gouverneur de la Colonie... que le rétablissement de Lacrosse ne devait intervenir que pour une durée de 30 jours... etc, etc... Le Premier Consul avait même ajouté, à la notification qu’il avait fait faire de ces ordres à Lacrosse] : «Si, par un événement quelconque, vous vous trouviez réintégré dans vos fonctions lorsque le Général Richepance arrivera, le Premier Consul ne pense pas que vous deviez y prolonger votre séjour...» Ce qui voulait très nettement dire : laissez lui tous les pouvoirs dès son arrivée, et préparez aussitôt vos valises...
' Mais si Delgrès n'avait pas de motif historiquement valable pour craindre ce que Noël Corbet avait soutenu contre toute vérité, Delgrès n'en avait pas moins et très certainement pressenti, avec tout son instinct, le vrai fond de la mission de Richepance : rétablir les fers de l'esclavage ! Il n'en avait aucune certitude, aucune preuve, mais il se sentait dans le vrai... «Dans cette disposition d'esprit, a écrit Lacour, il suffit de la cause la plus légère pour faire pencher dans un sens ou dans l'autre...»
Des racontars devaient y suffire ; d'autant que la venue d'Ignace, en ce 8 mai, ne pouvait qu'influencer Delgrès en ce sens.
Ce qui faisait que l'on en arrivait à cette sorte de paradoxe : en croyant les affabulations mensongères des insurgés... Delgrès était dans le vrai ! Et le sens dans lequel il allait pencher, allait faire de lui un emblème éternel !
Car, n'ayant accordé du crédit qu'aux insurgés, Delgrès donna alors le signal de la vraie révolte, de la véritable insurrection armée et organisée, centrée sur un but bien déterminé ; jusque là, la rébellion ne s'était manifestée que par divers mouvements incoordonnés, des soubresauts sans suite et sans buts bien délimités à long terme ; les réactions d'Ignace n'avaient été que des bouffées de violence, sans plus.
Ce 8 mai, date de la décision de Delgrès de faire face à la France (ou tout au moins à ses envoyés), est certainement la plus importante de toute l'histoire de cette révolte de la Guadeloupe contre le Consulat ; ou plus exactement contre ses représentants, car il ne faut pas oublier que la dernière proclamation de Delgrès, le 14 mai 1802, en pleine lutte, se terminait par un «Vive Bonaparte» assez vibrant... Dès ce 8 mai, et par sa décision, Delgrès se sentait désormais libéré de tout ce à quoi sa condition d'Officier Supérieur de l'Armée française l'avait jusque-là obligé.
Et tout changea, avec Delgrès...
A suivre.
André Nègre.