La chrestomathie du Scrutateur.
(A)
(Image récente du
"Scrutateur").
Une chrestomathie est une anthologie, une collection de textes « utiles ». C’est ce que dit l’étymologie : du grec ancien « khrestos » : utile, et « manthanein » : apprendre.
J’étais encore un enfant ou presque, il y a plus de cinquante ans, (en 1956), un professeur me conseilla pour améliorer mon orthographe, de copier, chaque jour, quelques lignes d’un grand
auteur, en faisant attention à ce que j’écrivais, tant pour le sens que pour l’orthographe.
Avec sérieux, j’entrepris ce qui m’apparut d’abord comme un ennuyeux pensum.
Chose étonnante, je pris goût à l’exercice et m’y adonnai peu à peu de bon cœur. Je compris alors le sens du fameux conseil de Pline « nulla dies sine linea » : « Pas un jour sans une
ligne ».
Cet exercice, je ne l’ai jamais interrompu, de 1956, à ce jour de 2007.
J’ai griffonné, au fil de mes lectures, sur des cahiers d’écoliers, des milliers de pages, transcrivant pour moi-même des pensées de centaines d’écrivains, poètes, philosophes,
scientifiques, religieux, mystiques, etc .
Récemment, j’ai pensé à faire partager aux lecteurs du Scrutateur qui s’y intéresseraient, ce trésor patiemment accumulé.
J’ai choisi un ordre alphabétique.
Les pensées des grands, auxquelles je souscris souvent, mais pas toujours, seront transcrites peu à peu au fil des jours, des mois, des années qui viennent, si Dieu me prête
vie.
Elle seront précédées d’un chiffre entre parenthèses (la date de transcription dans mes cahiers) et parfois suivies d’un commentaire plus ou moins substantiel.
Peut-être un jour l’ensemble sera-t-il l’objet d’une publication sous forme d’un livre.
Edouard Boulogne.

(Image nettement plus ancienne du "scrutateur", prise sur une carte d'identité scolaire, au temps du lycée Carnot- de Pointe-à-Pitre. Petit clin d'oeil aux vieux compagnons de ce temps là, où
commençait la "scrutation" balbutiante).
Dans les jours qui viennent d'autres textes viendront enrichir cette petite encyclopédie de citations, ou cette chrestomatie. Pour s'y reporter il suffira de cliquer parmi les rubriques (à gauche
de l'article du jour) sur : La Chrestomatie du Scrutateur, en tenant compte de l'ordre alphabétique.
A :
( 1966) : Action : "L'action vraie c'est l'action contre la nature, contre l'égoïsme. Elle consiste à agir contre la tendance
naturelle au plaisir. Celui qui recherche le plaisir n'agit pas. Toute action tendant au plaisir est une inaction. S'il y a effort dans cette poursuite, c'est que l'objet directement poursuivi,
c'est la victoire sur l'obstacle. La recherche du plaisir en soi est la négation de l'action. L'égoïsme est aussi la fuite de l'effort. Chercher le plaisir, et fuir l'effort, voilà l'égoïsme.
Mais toute action qui n'est pas l'acceptation de la douleur n'est pas l'action; de même toute action tendant au plaisir. Agir, c'est donc accepter la loi de la nature, qui est de développer
l'être par l'acceptation de l'effort, de la souffrance, par le renoncement à la jouissance actuelle de l'être. Toute vie est une action par laquelle l'être s'arrache à ce qu'il est, pour être
quelque chose qu'il n'est pas encore, ce qu'il tend à être".
Jules Lagneau.
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( 1983) : Ami : "L'ami c'est celui qui ne juge point. Je te l'ai dit, c'est celui qui ouvre sa porte au
chemineau, à sa béquillie, à son baton déposé dans un coin et ne lui demande point de danser pour juger sa danse".
St-Exupéry.
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(1970) : Amitié : "Ce que tant de gens appellent aimer, n'est que le tremblant désir d'être aimés eux-mêmes, incapables qu'ils sont de porter leur solitude".
Jean Guéhenno.
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(1970) : Amitié : "j'ai renoncé à l'amitié de deux hommes; l'un parce qu'il ne m'a jamais parlé de lui; l'autre parce qu'il ne m'a jamais parlé de moi".
Chamfort.
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(1970 : Amitié : " Ce n'est pas le manque d'amour, c'est le manque d'amitié qui fait les ménages malheureux".
Nietzsche.
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(1970) : Amitié : "Il faut de toute force que l'amour devienne amitié s'il veut rester amour".
Alain.
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(1970) : Amitié : L'amitié est un contrat par lequel nous engageons à rendre de petits services à quelqu'un afin qu'il nous en rende de grands".
Montesquieu.
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(1970) : Amitié : "Ce que les hommes ont appelé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts, et qu'un écahnge de bons offices; ce n'est enfin qu'un commerce où
l'amour propre trouve toujours quelque chose à gagner".
La Rochefoucauld.
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( 1983 ) : Amitié : " L'amitié c'est d'abord la trêve et la grande circulation de l'esprit au-dessus des détails vulgaires. Et je ne fais rien reprocher à celui qui trône à ma
table".
St-Exupéry.
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(1970) : Amour et amitié : "L'amour, la tendresse, l'inclination dépendent davantage de la sensibilité, ils sont plus spontanés, plus involontaires, ils naissent et meurent sans raison,
d'une manière brusque et capricieuse. L'amitié, l'affection, l'attachement tiennent moins au tempérament, à la constitution : ils supposnt la réflexion, l'estime, la préférence, ils naissent et
croissent peu à peu, et comme il est en notre pouvoir de vouer à quelqu'un, non pas de l'amour, de la tendresse ou de l'inclination, choses dont la nature décide seule, mais de l'amitié, de
l'affection ou de l'attachement, il est aussi en notre pouvoir de les lui retirer".
Lafaye.
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Âme : (1967) : "L'âme c'est ce qui refuse le corps. Par exemple ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s'irrite, ce qui refuse de
boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d'abandonner quand le corps a horreur. Ces refus sont des faits de l'homme; Le total refus est la
sainteté; l'examen avant de suivre est la sagesse; et cette force de refus c'est lâme. Le fou n'a aucune force de refus; il n'a plus d'âme. On dit aussi qu'il n'a plus conscience et c'est vrai.
Qui cède absolument à son corps soit pour frapper, soit pour fuir, soit seulement pour parler, ne sait plus ce qu'il fait ni ce qu'il dit. On ne prend conscience que que par une opposition de soi
à soi. Exemple : Alexandre à la traversée d'un désert reçoit un casque plein d'eau; il remercie, et le verse par terre devant toute l'armée. Magnanimité; âme, c'est-à-dire grande âme. Il n'y a
point d'âme vile; mais seulement manque d'âme. Ce beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action"
Alain.
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(1969) : Âme : "Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fût ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux
d'autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familères, les objets que sans doute nous ne reverrons plus(.....). Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts".
Marguerite Yourcenar.
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Âme (grande) : (1970) :"C'est l'ordinaire des grandes âmes et des esprits plus relevés de ne penser qu'aux choses grandes, mais dont il n'est pas du tout nécessaire qu'ils se contraignent
et abaissent aux petites, vu que des moindres commencements naissent les plus grands désordres" .
Richelieu.
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Âme (grande) (1970) : Le conseiller d'Etat "doit savoir que le travail qu'on fait pour le public n'est souvent reconnu d'aucun particulier et qu'il n'en faut espérer d'autres récompenses
en terre que celle de la renommée, propre à payer les grandes âmes. Il doit savoir de plus que les grands hommes qu'on met au gouvernement des Etats sont comme ceux qu'on condamne au supplice
avec cette différence seulement que ceux-ci reçoivent la peine de leur fautes et les autres leur mérite".
Richelieu.
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Âme (grande) : (1965) : " Il me semble que la différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires consiste principalement en ce que les âmes vulgaires se
laissent aller à leurs passions et ne sont heureuses ou malheureuses que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes, au lieu que les autres ont des
raisonnements si forts et si puissants que, bien qu'elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la
maîtresse".
René Descartes.
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Âme (grande) : 1967 : "Il est indigne d'une grande âme de communiquer l'inquiétude qu'elle ressent".
Auguste Comte.
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(1994) : Amuseur : "Je suis seulement un amuseur public qui a compris son temps et épuisé le mieux qu'il a pu l'imbécillité, la vanité, la cupidité de nos contemporains".
Pablo Picasso.
(Lettre à Giovanni Papini.
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Amitié :
Amitié : (1984) :
« C’est par ses sentiments qu’un autre nous ressemble.
L’ami dont nous rêvions, par le hasard conduit,
Pour notre grand bonheur se révèle aujourd’hui.
Nous chérissons ce jour heureux qui nous rassemble.
Nos goûts et nos pensers s’accordent dans l’ensemble,
Préfigurant l’entière entente avec celui
Qui devient ce que nous sommes déjà pour lui,
Un frère irremplaçable autant qu’il nous le semble.
Une amitié fidèle est toujours assez forte
Pour donner de la joie à celui qui l’apporte.
Chacun pour mériter l’estime et la faveur
De l’être irréprochable interroge son cœur,
Lequel lui dit toujours « Il faut offrir toi-même
S’il se peut davantage au seul ami qui t’aime.
Henri Charlet.(Ce sonnet n’est sans doute pas du très grand art, mais il exprime fort bien le
désir secret de tant d’âmes humaines, et notamment des jeunes).
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Amitié : (1965) : « L’amitié, en effet, est une forme de communauté. Tout ce qu’on veut pour soi, on le veut pour son ami. Ainsi, autant avoir conscience son propre être est une chose
désirable, autant avoir conscience de l’être de son ami est désirable. Et cette conscience est là quand nous vivons les choses ensemble. C’est bien cette vie ensemble que les amis recherchent .
C’est pour cela certains boivent ensemble, d’autres encore s’exercent à la gymnastique, vont à la chasse, ou font de la philosophie ensemble, tous passant leur journée ensemble dans les activités
de vie qu’ils aiment le plus ».
Aristote.
(Ethique à Nicomaque).
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Amitié : (1965) : « Il semble que ce n’est pas n’importe quoi qui est aimé, mais seulement ce qui est aimable, c-à-d ce qui est bon, agréable ou utile »(…). Ces trois motifs [le bien, le
plaisir, et l’utile] diffèrent entre eux selon l’espèce ; il en sera de même pour les formes d’amour et d’amitié. Il y a trois espèces d’amitié, en nombre égal à ce qui est aimable… Et ceux qui
s’aiment les uns les autres se veulent du bien les uns aux autres, suivant le but de leur amour.
Ceux qui s’aiment à cause de l’utilité [qu’ils peuvent en retirer] ne s’aiment pas pour eux-mêmes, mais à cause d’un avantage qu’ils retirent l’un de l’autre.
De même ceux qui s’aiment en vue du plaisir : ce n’est pas en effet, pour leurs qualités qu’ils aiment les gens d’esprit mais pour le plaisir qu’ils en retirent.
Ceux, donc, qui aiment à cause de l’utilité aiment ce qui est bien pour eux, et ceux qui aiment à cause du plaisir aiment en vue de leur plaisir à eux, non pour ce que l’aimé est en
lui-même, mais pour ce qu’il a d’utile ou d’agréable.
Ces amitiés sont donc amitiés de circonstance, car ce n’est pas pour ce qu’il est en lui-même que l’ami est aimé, mais en tant qu’il procure quelque bien ou quelque plaisir. Ainsi ces
amitiés disparaissent-elles facilement ; lorsque l’un ou l’autre ne demeure pas le même[…] ils cessent d’être des amis ».
Aristote .
(Ethique à Nicomaque).
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Amitié. (1965) : « L’amitié chez les jeunes gens semble se fonder sur le plaisir ; car souvent ils sont guidés par leurs passions, et cherchent surtout ce qui leur plaît et le plaisir du
moment. Mais en avançant en âge, les choses qui leur plaisent changent. Ainsi ils forment vite des amitiés et vite les abandonnent, car leur amitié change avec le plaisir qu’ils recherchent. Et
les plaisirs de cet âge changent facilement. Les jeunes gens ont aussi un penchant à l’amour passionné, car celui-ci relève des émotions et a pour origine le plaisir. De là vient qu’ils aiment
vite et cessent vite d’aimer, changeant parfois dans la même journée ».
Aristote.
(Ethique à Nicomaque).
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Amitié :(1965) : « On peut dire qu’aimer c’est vouloir à quelqu’un les choses qu’on estime bonnes pour lui et non pas pour soi-même et les réaliser dans la mesure du possible. Un ami est
celui qui aime ainsi et est aimé de retour. Ceux qui pensent avoir ces sentiments l’un à l’égard de l’autre pensent être des amis. Cela étant posé, il suit nécessairement que l’ami est celui qui
participe au plaisir de l’autre dans le bien, et à sa douleur dans le mal, à cause de lui, et pour aucune autre raison ».
Aristote.
(Idem).
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Amitié (1957) :
« Peu à peu, nous découvrons que le rire clair de celui-là nous ne l’entendrons plus jamais, nous découvrons que ce jardin-là nous est interdit pour toujours. Alors commence notre deuil
véritable, qui n’est point déchirant mais un peu amer. Rien, en effet, jamais ne remplacera le compagnon perdu. On ne se crée pas de vieux camarades. Rien ne vaut le trésor de tant de souvenirs
communs, de tant de mauvaises heures vécues ensemble, de tant de brouilles, de réconciliation, de mouvements du cœur. On ne reconstruit pas ces amitiés-là. Il est vain, si l’on plante un chêne,
d’espérer s’abriter bientôt sous son feuillage. Ainsi va la vie. Nous nous sommes enrichis d’abord, nous avons planté durant des années. Mais viennent les années où le temps défait ce travail et
déboise. Les camarades, un à un nous retirent leur ombre. Et à nos deuils se mêle désormais le regret secret de vieillir ».
Antoine de St-Exupéry.
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Art : (1964). "La seule source vraie de l’art est dans notre cœur, le langage d’une âme pure et candide… Toute œuvre authentique est conçue dans une heure sacrée, enfantée dans une heure
bénie ; une impulsion du dedans la crée, souvent à l’insu de l’artiste".
C.D Friedrich.
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Auteur.
Auteurs difficiles : ...Je ne cesse de réondre qu'il faut bénir les auteurs difficiles de notre temps. S'ils se forment quelques lecteurs, ce n'est pas seulement pour leur usage. Ils les
rendent du même coup à Montaigne, à descartes, à Bossuet, et à quelques autres qui valent peut-être encore d'être lus. Tous ces grands hommes parlent abstraitement; ils raisonnent; ils
approfondissent; ils dessinet d'une seule phrase tout le corps d'une pensée achevée. Ils ne craignent pas le lecteur, ils ne mesurent pas pas leur peine, ni la sienne.
Encore un peu de temps, et nous ne les comprendrons plus.
Paul Valéry.
Autrui :
AUTRUI (1964) : "Tout matérialisme a pour effet de traiter tous les hommes y compris soi-même comme des objets, c’est-à-dire comme un ensemble de réactions déterminées, que rien ne
distingue de l’ensemble des qualités et des phénomènes qui constituent une table, ou une chaise, ou une pierre. Nous voulons constituer précisément le règne humain comme un ensemble de valeurs
distinctes du règne matériel. Mais la subjectivité que nous atteignons là à titre de vérité n’est pas une subjectivité rigoureusement individuelle, car nous avons démontré que dans le cogito, on
ne se découvrait pas seulement soi-même, mais aussi les autres. Par le je pense, contrairement à la philosophie de Descartes, contrairement à la philosophie de Kant, nous nous atteignons
nous-même en face de l’autre, et l’autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes. Ainsi, l’homme Qui s’atteint directement par le cogito découvre ainsi tous les autres, et il les découvre
comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être (au sens où on dit qu’on est spirituel, ou qu’on est méchant, ou qu’on est jaloux) sauf si les autres le
reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que
j’ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même l’autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi,
découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l’intersubjectivité, et c’est dans ce monde que l’homme décide ce qu’il est et ce que sont les autres ».
Jean-Paul SARTRE.
(In L’existentialisme est un humanisme, pp .65 à 67).
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Autrui : (1975) : La conscience concrète et plénière de soi-même ne peut pas être héauto-centrique ; si paradoxal que ce soit je dirai bien plutôt qu’elle doit être hétéro-centrique ;
c’est en réalité à partir de l’autre ou des autres que nous pouvons nous comprendre et seulement à partir d’eux : et on peut même ajouter, anticipant sur ce que nous aurons à reconnaître beaucoup
plus tard, que c’est dans cette perspective seulement que le légitime amour de soi peut être conçu. En dernière analyse, je ne suis fondé à m’accorder à moi-même quelque prix que dans la mesure
où je me sais moi-même aimé par d’autres êtres qui sont aimés de moi. La médiation par autrui peut seule fonder l’amour de soi, seule elle peut l’immuniser par contre le risque d’égo-centrisme et
lui assurer ce caractère de lucidité qu’autrement il perd infailliblement ».
Gabriel MARCEL.
(In.Le mystère de l’être, Tome II, pp 11-12).
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Autrui (1965) : Au lieu que l’individu se laisse légitiment assimiler à un atome entraîné dans un tourbillon, ou, si l’on veut, à un simple élément statistique, parce qu’il n’est la
plupart du temps qu’un simple specimen parmi une infinité d’autres, parce que les opinions qu’il croit être les siennes reflètent purement et simplement les idées reçues dans son milieu et
véhiculées par la presse qu’il lit quotidiennement, en sorte qu’il n’est(….) que de l’anonyme, du « on » à l’état parcellaire, au lieu qu’il se fait presque inévitablement illusion sur
l’authenticité de ses réactions, en sorte qu’il subit alors qu’il s’imagine être agissant – le propre de la personne consiste au contraire à affronter directement une situation donnée, et,
ajouterai-je, à s’engager effectivement. Mais par là, demandera-t-on, n’est-ce pas le moi que nous retrouvons ? Je ne le crois. Entendons-nous bien : il ne saurait être question naturellement de
concevoir la personne comme une chose distincte de cette autre chose que serait le moi, comme une espèce de compartiment séparé(….). La personne ne peut pas non plus être regardée comme un
élément ou un attribut du moi. Mieux vaudrait dire qu’elle est une exigence qui assurément prend naissance dans ce qui m’apparaît comme étant lien ou comme étant moi, mais cette exigence ne prend
conscience de soi qu’en devenant une réalité : elle ne peut donc en aucune façon être assimilée à une velléité ; disons qu’elle est de l’ordre du « je veux », et non pas du « je voudrais ». Je
m’affirme comme personne dans la mesure où j’assume la responsabilité de ce que je fais et de ce que je dis ».
Gabriel MARCEL.
(In Homo viator. Pp. 24-25).
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Autrui (1962). Nous sommes vraiment abandonnés comme des enfants perdus dans la forêt. Quand tu es devant moi et que je te regarde, que sais-tu des souffrances qui sont en moi et que
sais-je des tiennes. Et si je me jetais à tes pieds en pleurant et en te parlant de moi que saurais-tu de plus que ce qu’on te raconte de l’enfer quand on te dit qu’il est chaud et terrible. Ne
serait-ce que pour cela, nous devrions, nous autres, hommes, être les uns devant les autres aussi pensifs, aussi aimant que devant les portes de l’enfer.
Franz KAFKA.
(Dans Lettre au
père).
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Autrui (1957): J’entrai dans leur sourire comme, autrefois, dans le sourire de nos sauveteurs du Sahara. Les camarades nous ayant retrouvé après des journées de recherches, ayant
atterri le moins loin possible, marchaient vers nous à grandes enjambées, en balançant bien visiblement, à bout de bras, les outres pleines d’eau. Du sourire des sauveteurs, si j’étais naufragé,
du sourire des naufragés, si j’étais sauveteur, je me souviens aussi, comme d’une patrie où je me sentais tellement heureux. Le plaisir véritable est plaisir de convive. Le souvenir véritable est
plaisir de convive. Le sauvetage n’était que l’occasion de ce plaisir. L’eau n’a point le pouvoir d’enchanter, si elle n’est pas d’abord cadeau de la bonne volonté des hommes.
Les soins accordés au malade, l’accueil offert au proscrit, le pardon même ne valent que grâce au sourire qui éclaire la fête. Nous nous rejoignons dans le sourire au-dessus des langages,
des castes, des partis. Nous sommes les fidèles d’une même Eglise, tel et ses coutumes, moi et les miennes.
Antoine de Saint-Exupéry.
(In Terre des hommes).
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