3 Novembre 2024
Je pensais ne plus avoir à m’exprimer sur ce sujet sensible, mais
force est de constater qu’en ce moment, une campagne de stigmatisation
normalisée met au pilori une composante de notre communauté
martiniquaise, composante à laquelle j’appartiens, bien que je refuse
d’en être réduit. Je veux parler des békés*, bien sûr.
Je suis lucide, et je sais bien que la Martinique offre
quotidiennement des prétextes à mécontentements : pollutions, vie
chère, pauvreté, violence, corruption… Notre île n’échappe pas aux
turpitudes du monde. Comme dans à peu près tous les autres endroits de
la terre, des sentiments d’injustice, des blessures, des crises, des
obstacles de toute nature perturbent le quotidien des gens. Bien que
ces difficultés ne soient pas une spécialité martiniquaise, elles sont
une réalité qui soulèvent à juste titre des réactions parfois vives.
Ces réactions sont normales ; elles sont le signe sain que nous vivons
en démocratie contrairement à l’immense majorité des humains de la
planète qui n’ont pas d’autres choix que de subir leurs malheurs en
silence.
Mais ce qui, à mon sens, n’est pas normal, c’est de désigner coupables
par nature – par essence, même – certains Martiniquais du seul fait de
leur appartenance à un groupe socio-ethnique. Coupables par principe,
les békés sont infondés à se défendre puisque leur culpabilité est
quasi-inscrite dans leurs gènes. Essentialisation terrible et
définitive qui laisse entendre, je cite : « c’est la faute des békés
», quel que soit le problème. C’est bien dans un relatif consensus
public que prospèrent des accusations directes ou insinuées à coups de
« ils », de « ceux-là », de « on sait bien de qui il s’agit », etc.
Ce qui me choque, c’est que cette rhétorique ne choque pratiquement
plus personne. Il est devenu normal de chercher des responsables, non
pas dans des fonctions ou des comportements, mais dans des
appartenances « raciales ». On s’en prend moins aux distributeurs, aux
transporteurs, aux agriculteurs, aux fonctionnaires, aux élus, aux
industriels, – autant d’agents désignés par leur fonction – qu’aux…
békés. Un peu comme si tous les békés étaient des distributeurs, des
industriels, des agriculteurs ou des transporteurs. Cette dialectique
est violente, car elle essentialise une catégorie de Martiniquais pour
mieux les jeter en pâture, et en faire les boucs émissaires évidents
de tous les malheurs du pays. Elle est d’autant plus violente que très
peu de responsables, élus, journalistes, militants, ou même
intellectuels, ne s’en offusquent.
On parle aujourd’hui des Békés, comme on parlait hier des Juifs, et on
leur fait porter sur le dos tout le fardeau des malheurs du peuple,
sans aucune nuance. Que 95% des békés n’aient rien à voir ni avec les
métiers du commerce, ni avec la banane, ni avec l’industrie, ne fait
rien à l’affaire. Faisons simple : plutôt que de dire « les acteurs de
la grande distribution », disons « les békés ». Plutôt que de dire, «
les agriculteurs », disons les békés ». Plutôt que de dire « les
capitalistes », disons « les békés ». Plutôt que de dire, « les
racistes », disons les békés, etc. et tant pis pour celles et ceux qui
ne sont que simples salariés, artisans, chômeurs, artistes, curés,
collégiens ou bébés… Ils sont les victimes normales du lynchage
médiatique.
Comprenez-moi bien : je ne cherche pas à défendre « les » békés. Je
veux juste dire que si certaines personnes sont responsables ou
coupables d’abus ou de malversation, cette culpabilité n’est en rien
reliée à un quelconque déterminent racial ou socio-ethnique. De la
même manière, je fais partie de ceux qui s’indignent quand en France
des voix publiques parlent des Noirs ou des Arabes pour désigner les
phénomènes de violence. Je me suis souvent exprimé pour dénoncer ces
amalgames qui ne font qu’attiser la haine de l’autre et fracturer le
pays.
En Martinique, j’ai la naïveté de croire que, malgré les brûlures de
l’histoire, nous pouvons dépasser nos nuances épidermiques pour
composer un peuple créole riche de ses différences. Je sais bien que
l’idéal d’égalité n’est pas réalisé. Je sais bien que toutes nos
identités sont à fleur de peau, et que chaque étincelle peut réveiller
le raciste qui sommeille en nous. Ce raciste que nous devons engourdir
à tout prix, que nous devons assommer pour que jamais il ne nous
submerge. Ce raciste contre lequel nous devons lutter chaque jour et
ne jamais laisser venir. C’est peut-être naïf, mais c’est à mon sens
le juste combat qui nous rappelle que nous ne sommes pas des Saints,
et que l’immonde est tapi en nous-mêmes. C’est bien à chacun de nous
de le maintenir inerte. C’est à chacun de nous de le contenir, de
l’empêcher de hurler sa haine des autres.
Il faut appeler un chat un chat, et rappeler les principes de base du
racisme décomplexé qui gangrène notre monde : Quand on affuble un
groupe d’individus d’un substantif précédé de l’article défini pluriel
« les », on glisse immanquablement vers le racisme : « les » noirs, «
les » blancs, « les » juifs, « les » arabes, « les » haïtiens, « les »
békés… Cet article est dangereux car il essentialise. Il nie la
complexité des individus et les enferme dans les clichés les plus
nauséabonds. Je veux mettre en garde toutes celles et ceux qui ont la
chance de disposer d’un micro pour parler au peuple. Attention aux
mots que vous employez, et qui vous semblent anodins. Attention aux
dérives racistes qui se cachent à peine dans vos propos quand vous
dites publiquement et sans aucun complexe « les békés », deux mots
qu’en ce moment on entend ad nauseam dans trop de bouches.
Je ne me fais guère d’illusion, hélas, et je sais bien que ce texte
déclenchera la furie des haters d’internet qui ont trouvé dans les
réseaux sociaux et l’anonymat l’espace de haine où submerge le raciste
qui ne dort plus en eux depuis longtemps.
Emmanuel de Reynal, chef d’entreprise
*béké : Aux Antilles françaises, un béké est un blanc créole
descendant des premiers colons. Ce terme concerne principalement les
descendants originaires de Martinique mais aussi ceux de Guadeloupe.
En Martinique, les békés constituent un peu moins d’un pour cent de la
population, soit environ 3 000 personnes. Si une centaine d’entre eux
occupe des fonctions économiques importantes, tous les autres (90%)
font partie de la classe moyenne dans les mêmes proportions que le
reste de la population antillaise.