20 Octobre 2024
Je ne suis pas un spécialiste du football, et si je publie ce bel article de M. Bilger, c'est que, par delà la mésaventure du jeune champion, il s'élève au-dessus des cancans ordinaires et prend l'allure d'un diagnostique sur l'évolution de nôtre société.
Bonne lecture. Le Scrutateur.
On ne sait pas, à l'heure actuelle, ce qui s'est vraiment passé à Stockholm et le silence de la justice suédoise, conjugué avec celui de l'avocate de la plaignante et les déclarations un zeste convenues de l'une des avocates de Kylian Mbappé (KM), ne permettent pas de tirer des conclusions univoques sur ce séjour et ses deux nuits festives.
Mais la prudence dont il convient de faire preuve à l'égard de ces péripéties n'interdit pas de considérer que depuis quelque temps KM semblait, comme on dit, filer un mauvais coton. Que les explications soient sportives ou plus personnelles, il est clair que les derniers mois, qu'il a plus subis que vécus au PSG, la manière dont l'entraîneur espagnol l'a traité, son impatience de rejoindre le club de son coeur, le Real de Madrid, ses prestations moins bonnes aussi bien dans le championnat de France qu'en équipe de France dont il était le capitaine, l'immense émoi médiatique exagéré autour de ses faits et gestes, ses déclarations parfois ridicules, par exemple sur la mort de Nahel, une assurance qui pouvait être prise pour de l'arrogance, ont créé un climat défavorable à son épanouissement sportif et au maintien d'une relation de confiance et d'admiration avec ceux qui le portaient aux nues. D'abord à cause de son génie de footballeur caractérisé par une vitesse exceptionnelle qui, redoutée et entravée, n'avait plus le même impact ces derniers temps.
Son départ au Real, malgré le contentieux l'opposant au PSG qui lui devrait 55 millions d'euros, paraissait l'avoir rendu heureux, l'avoir stabilisé. L'équipe et l'entraîneur prestigieux qui l'accueillaient et attendaient beaucoup de lui paraissaient avoir fait preuve de très bonnes dispositions à son égard.
Je ne veux pas me prêter une lucidité rétrospective mais au fil du temps, il m'a semblé voir se dégrader son image. Sa capacité longtemps durable à résister à la mousse narcissique déversée sur lui s'est un jour métamorphosée en une dérive imprégnée de vanité et de la certitude qu'il pouvait tout se permettre. N'incriminer que lui serait injuste.
Quand je compare KM avec nos autres cracks, Antoine Dupont et Léon Marchand surtout, je perçois une différence capitale entre les entourages. Depuis que tout jeune il a commencé à attirer les convoitises, les parents séparés de KM paraissent l'avoir fait baigner dans un climat où l'argent domine, à cause du capital qu'il représente, et où ses intérêts financiers sont défendus par des géniteurs négociateurs impitoyables.
Quelle énorme différence avec les parents de Léon Marchand et la mère d'Antoine Dupont ! Pour eux, lors de l'éclosion de ces deux champions, le tiroir-caisse n'a pas relégué l'affection et le coeur. Le gratuit a toujours eu sa place. Cela explique les dissemblances entre ces trois jeunes destins, l'adhésion enthousiaste à deux d'entre eux et la réserve de plus en plus vive manifestée à l'égard de KM et de son environnement.
Il serait profondément inéquitable de faire reposer l'absence d'une politique de la tenue en France, et dans beaucoup de domaines, sur les seules épaules de KM dont l'équipée somptuaire à tous points de vue et la destination suédoise surprenante ont mobilisé l'attention médiatique.
En effet, au regard de ce que j'entends par "politique de la tenue", si KM peut être classé comme une personnalité qui en a manqué, les exemples sont multiples qui montrent que l'exigence de la tenue, à rapprocher de l'obligation de décence, est en chute libre, aussi bien dans les registres de la quotidienneté banale, de la vie politique, que de l'univers médiatique et artistique.
C'est même sans doute, à y regarder de près, l'évolution de notre société sur le plan de la forme, définie comme une manière d'être au monde, de se comporter comme il convient, de parler, de dialoguer avec autrui, de respecter son prochain et de se fixer des limites précisément quand, privilégiés, on croit pouvoir s'en abstenir, qui constitue la dégradation fondamentale de notre communauté d'existence, de notre civilisation.
Faut-il rappeler les transgressions graves de certains députés à l'Assemblée nationale, incapables de saluer leurs collègues d'un autre camp, de faire honneur à ceux qui les ont élus, de tenir des propos structurés sans haine ni outrance et de savoir écouter tranquillement par exemple le Premier ministre quand il s'adresse à tous ?
Faut-il rappeler les grossièretés du langage qui, dans le débat démocratique, remplacent la contradiction et l'argumentation par des insultes parce que, faute de savoir répliquer aux idées, on s'efforce de tenir pour moins que rien ceux qui les ont proférées ?
Faut-il rappeler la pauvreté de ces débats où la droite parle à la droite et la gauche à la gauche, avec pourtant l'invocation répétitive d'un pluralisme réduit à sa seule dimension partisane ?
Faut-il rappeler ces gestes indélicats, choquants, agressifs donnant de la virilité une lamentable image et blessant des féminités qui heureusement ne se laissent plus faire ?
Faut-il rappeler ces élèves frappant leur maître, leur professeur, le monde de l'éducation bouleversé dans ses bases ?
Faut-il rappeler, dans l'existence de tous les jours, dans les transports, ces femmes enceintes parfois debout, ces personnes âgées contemplant une jeunesse fatiguée assise, cette immense indifférence à l'égard de ce que la politesse nous apprenait hier à respecter, l'âge et l'enfance ?
Faut-il rappeler les rapports de force et de violence qui dans nos rues opposent les moyens de mobilité les uns aux autres et aboutissent parfois tragiquement à des crimes ?
Faut-il rappeler ce passage au fil des années de l'illégalité à l'immoralité, comme par exemple récemment un établissement pour handicapés dévasté, sans la moindre vergogne, avec ses fauteuils spéciaux très coûteux volés ?
Faut-il rappeler la gabegie ostentatoire de quelques-uns face aux conditions de vie difficiles de beaucoup ?
On pourrait me demander en quoi ces exemples que je pourrais multiplier sont à relier avec les épisodes concernant KM. Parce qu'ils relèvent de ce qu'on devrait d'abord apprendre de ses parents puis à l'école ; et de la Justice s'ils sont transgressifs. Car ces abstentions, indélicatesses, négligences peuvent se traduire au plus haut niveau de gravité par des délits ou des crimes ; la justice n'étant pour moi que la prescription d'une forme suprême de savoir-vivre.
Qu'on ne vienne pas soutenir que la tenue ne serait pas à apprendre à la jeunesse, comme si on pouvait tout lui passer. Puisqu'elle a tout l'avenir devant elle. C'est absolument le contraire. Si le socle est défaillant, tout se délitera. Il n'y a aucune raison de laisser croire que la jeunesse serait indigne de ce qui rend le fil des jours droit, moral et élégant.
Se tenir pour soi et pour une société, quelle splendide et nécessaire obligation !