20 Octobre 2023
1) Myriam Benraad. 2) Le médecin de Cordoue. 3) Le ressentiment désigne, en philosophie et en psychologie, une forme de rancune mêlée d'hostilité envers ce qui est identifié (à tort ou à raison) comme la cause d'un tort subi ou d'une frustration. Un sentiment de faiblesse ou d'infériorité ou d' envie face à cette « cause » conduit à la rejeter ou à l'attaquer. Ce ressentiment est à l'origine de nombreux comportements (justifiés ou non) dans bien d'autres domaines de la vie politique et sociales que celui dont il s'agit ci-dessous entre l'islamisme et la judéité. Le Scrutateur. De nombreux historiens, intellectuels ou universitaires, d’Amin Maalouf à Boualem Sansal, en passant par Myriam Benraad ou Dominique Moisi, ont souligné que le sentiment d’humiliation était au coeur de la culture
Le ressentiment désigne, en philosophie et en psychologie, une forme de rancune mêlée d'hostilité envers ce qui est identifié (à tort ou à raison) comme la cause d'un tort subi ou d'une frustration. Un sentiment de faiblesse ou d'infériorité ou d' envie face à cette « cause » conduit à la rejeter ou à l'attaquer. Ce ressentiment est à l'origine de nombreux comportements (justifiés ou non) dans bien d'autres domaines de la vie politique et sociales que celui dont il s'agit ci-dessous entre l'islamisme et la judéité.
Le Scrutateur.
De nombreux historiens, intellectuels ou universitaires, d’Amin Maalouf à Boualem Sansal, en passant par Myriam Benraad ou Dominique Moisi, ont souligné que le sentiment d’humiliation était au coeur de la culture arabo-musulmane depuis les premiers temps de l'islam, ceux des croisades ou encore plus récemment ceux de la colonisation.
Atlantico : Comment et pourquoi le sentiment d'humiliation est fondamental dans les ressorts de la culture du monde arabo-musulman ?
Myriam Benraad : Cette humiliation est ressentie par de nombreux peuples musulmans ; elle est une émotion collective qu'il est difficile, sinon impossible de nier, et qui structure toute la géopolitique régionale, façonnée par une succession d’événements, notamment contemporains, de crises et de conflits. La création de l’Etat d’Israël et la Nakba palestinienne (exode de la population arabe palestinienne en 1948) appartiennent à ces événements et continuent de jouer leur partition malheureuse au Proche-Orient comme l'illustre cette énième confrontation. Il faut rappeler aussi les autres conflagrations qui ont frappé bien d’autres pays musulmans : l’Afghanistan, la Libye, l’Irak, la Syrie, le Yémen. Le monde musulman semble en pleine implosion, une dynamique qui alimente ce sentiment d'humiliation. Il y a aussi l'idée chez beaucoup que tout jouerait contre les musulmans : l’histoire récente, les intérêts égoïstes des grandes puissances et d'autres nations, les rouages de la scène internationale… Notamment depuis la fin de la décolonisation. L'humiliation renvoie à une problématique postcoloniale bien connue, qui se pose de manière réitérée, récurrente. Attention néanmoins à ne pas surdéterminer cette humiliation sur un plan culturel car elle demeure avant tout politique dans ses expressions.
Historiquement, d’où vient ce sentiment ? Des croisades ? De la colonisation ?
Il importe de prendre du recul face à une actualité qui nous submerge. Ce sentiment d'humiliation procède en effet essentiellement de lectures anachroniques de l’histoire par les acteurs qui s'en réclament. Les croisades, par exemple, ont amplement été instrumentalisées par les courants islamistes et djihadistes, autour d'idéologies modernes qui reconstruisent l’histoire et présentent l'époque des croisades comme une présumée confrontation entre un monde occidental et un monde musulman. Or ces croisades (je vous renvoie à mon livre « L’Etat islamique pris aux mots ») ne peuvent être appréhendées au prisme de cette binarité, qui est en réalité très contemporaine et caricaturale. Attention aux lectures et interprétations tronquées de certains épisodes historiques qui pourraient apparaître comme venant confirmer cette logique éternelle d’humiliation du monde musulman. Il s'agit là d'une gageure intellectuelle.
Et d'un point de vue théologique ou religieux, d'où vient ce sentiment ? Y a-t-il un repère dans l'histoire de l'islam ?
La dimension religieuse de cette humiliation est, à mon avis, aussi très largement construite et fantasmée par ces idéologies radicales qui s’accaparent un certain nombre de références religieuses, de versets du Coran, pour les ériger au rang de preuves intangibles, divines, de l’humiliation des musulmans. Là encore, on parle principalement d'idéologies qui politisent un message religieux pour en faire une démonstration politique mais qui ont peu à voir avec l'islam et le contexte dans lequel celui-ci est né.
On voit que c'est devenu un moteur géopolitique et politique puissant. Un moteur de radicalisation. Qui l'instrumentalise ?
Il y a clairement aujourd’hui, on le voit très bien, une transposition des questions moyen-orientales sur la société française et notamment sur une jeunesse musulmane en quête de référents identitaires. Or, dans les faits, beaucoup de ces problématiques géopolitiques sont en réalité étrangères au contexte français. Pour des raisons liées aux tensions engendrées par la post-colonialité, qui traversent toute la société française, il est très facile pour un jeune issu de l’immigration de nourrir cette idée d’une humiliation sempiternelle, de reprendre à son compte des arguments anachroniques développés par des mouvances islamistes radicales, djihadistes notamment. C’est bien pour cela que l'idéologie jihadiste n'a cessé de progresser et d'inspirer des actes violents au fil des années, encore encouragés par le caractère viral de la propagande diffusée au sein de l'espace numérique et sur les réseaux sociaux. Internet a largement contribué à la circulation de cette idéologie mortifère et à la banalisation d'un discours radical qui ne correspond en réalité ni au réel, ni à l’histoire. L’humiliation, avec son pendant qui est la vengeance, constitue l'un des principaux moteurs de la conflictualité qui secoue tout le Moyen-Orient. On retrouve un processus analogue en Afrique, en Asie, mais aussi aux marges de nos sociétés. Au-delà, l'humiliation est un moteur universel des conflits dans le monde. Mais il est vrai que pour toutes les raisons que j’ai évoquées, on a peut-être nous-mêmes une représentation biaisée de ce sentiment, de cette émotion, et du rôle qu'elle endosse spécifiquement dans les conflits qui frappent le Proche et Moyen-Orient.
Myriam Benraad.