14 Juin 2023
1) Le grand peintre Rembrandt imaginait ainsi le philosophe en méditation. 2 ) Le même Rembrandt voyait aussi St-Paul.
Ce texte date de 2018. Je le sélectionnai pour publication sur le Scrutateur. Et puis, je publiai autre chose qui me sembla alors plus important. Peut-être, aussi, l'ancien professeur que je suis, éprouva t-il du chagrin d'ajouter sa voix à ce qui pouvait paraître un dénigrement d'une discipline qui lui est chère, autant que ses anciens élèves que j'avais toujours bien aimés, même les moins doués pour la matière.
Mais aujourd'hui je publie car l'article est très pertinent et « dura lex, sed lex » (la loi est dure, mais c'est la loi).
Peut-être par un effet de balancier assistera-t-on à un retour de vraie culture, la culture générale, le goût du vrai, celui de l'analyse et de la synthèse.
Il est doux d'espérer comme les passagers d'un vaisseau au coeur de la tempête.
Mais comme disait ST-Exupéry « l'hologer manque ».
Le Scrutateur.
Imposture. A l’occasion de la première épreuve du baccalauréat, Anne-Sophie Nogaret, professeur de philosophie, dénonce le fétichisme d’un exercice que la grande majorité des candidats est aujourd’hui inapte à effectuer.
18 juin 2018, premier jour du baccalauréat. Signe des temps, le sujet de philosophie destiné aux littéraires « La culture nous rend-elle plus humain ? » (sic) s’orne d’une magnifique faute de grammaire que nul pourtant ne semble avoir relevée. J’y vois pour ma part un signe, que je ne peux exprimer que par une métaphore, de fort mauvais goût il est vrai : le cadavre dans le placard en est à un tel stade de décomposition qu’on ne peut plus l’ignorer.
Pour diverses raisons, l’enseignement de la philosophie pose problème à l’institution scolaire des trente dernières années : discipline abstraite, la philosophie exige des facultés de compréhension et d’analyse, qu’en d’autres temps on désignait du beau nom d’intelligence. Cette exigence intellectuelle contrecarre de fait l’égalitarisme qui fonde l’idéologie pédagogiste et l’objectif afférent, celui du bac pour tous. Obstacle supplémentaire, la forme dissertative, toujours en vigueur, exclut le recours à ce que subissent toutes les autres disciplines, grossiers tours de passe-passe visant à garantir la moyenne même au plus obtus des apprenants : exercices simplistes et surnotés, QCM, barèmes valorisant la forme et occultant le fond (comme si les deux pouvaient être distingués), etc.
Il se trouve en effet que l’enseignement de la philosophie n’a pratiquement pas varié, du moins dans ses exigences théoriques et pédagogiques, depuis la 3ème république. Il s’agit, comme le posait la commission des programmes en 1901, non pas « d’ajouter aux connaissances déjà acquises un bagage de connaissances nouvelles, mais de faire naître la réflexion véritable ». Cette réflexion véritable s’incarne dans un exercice particulier et typiquement français, la dissertation. Laquelle consiste à résoudre un problème en s’appuyant sur des idées empruntées aux philosophes, idées examinées d’abord comme des réponses possibles au sujet, puis critiquées. La démarche est dialectique, elle consiste à s’approcher rationnellement de la réponse la plus juste possible (c’est-à-dire la moins critiquable) au sujet posé.
“Combien sont aujourd’hui les élèves de terminale à même de produire ce type d’exercice après neuf mois d’enseignement ? La réponse, les professeurs la connaissent : une infime minorité, qui se réduit à chaque réforme”
L’inspection de philosophie a toujours défendu contre vents et marées cet enseignement-là, pratiqué depuis plus d’un siècle. Défense qui immuablement inclut celle de la dissertation, comprise non pas comme un simple exercice intellectuel, mais comme l’essence même du geste philosophique. Apparemment suspendue hors du temps, supposée exprimer le mouvement même de l’esprit rationnel, la dissertation ne saurait disparaître sans entraîner dans sa chute tout l’enseignement de la philosophie. Ainsi ai-je entendu parler les inspecteurs que j’ai croisés, mais aussi tous mes collègues philosophes. Le raisonnement est implacable : sans dissertation, plus de philosophie au lycée, sans philosophie au lycée, plus de citoyens éclairés, plus de liberté intellectuelle, morale, politique. La menace est suffisante pour que mes collègues, chaque année, remontent prestement et sans broncher la moyenne de leur paquet de copies. Pensez ! Que deviendrait la France, pays de la rationalité et de la liberté, sans la dissertation ?
Par-delà cette fétichisation de ce qui n’est après tout qu’un exercice (quel philosophe, hormis les français du 20ème siècle, a bien pu pratiquer la dissertation ?), reste la réalité, qu’inspecteurs et professeurs de philosophie, tout en la déplorant, persistent à ne pas prendre en compte : pourquoi le jour du bac les élèves choisissent-ils massivement le commentaire de texte ? Combien sont aujourd’hui les élèves de terminale à même de produire ce type d’exercice après neuf mois d’enseignement ? La réponse, les professeurs la connaissent : une infime minorité, qui se réduit à chaque réforme et que la « centre aérisation » du collège mise en place par Mme Vallaud-Belkacem anéantira sans doute complètement.
Continuer au 21ème siècle, en France, à prétendre que la dissertation, comme la philosophie, constitue le « couronnement » du cursus scolaire et produit des citoyens libres est illusoire. Cette conception en effet ne vaut que si l’élève possède des connaissances constituées, lesquelles supposent une condition première, la maîtrise de la langue française. Les adeptes du mantra de la dissertation occultent en réalité un élément primordial de l’équation : sans vocabulaire, sans grammaire, sans syntaxe, pas de dissertation possible. Quant à la culture générale, elle a elle aussi sombré au gré des réformes. Les références historiques et scientifiques de nos élèves sont celles que véhiculent les sites complotistes, l’art se réduit à Guernica de Picasso (« un tableau qui nous fait découvrir l’horreur de la guerre et tel est le message de l’artiste ») et à Beyoncé. Quant à la littérature, j’ose à peine en parler, les élèves lecteurs, espèce en voie de disparition, plébiscitent Harry Potter, Marc Lévy et 50 nuances de gris. Que devient la dissertation lorsque prévalent l’ignorance et la croyance paranoïde ? La philosophie couronnait le cursus scolaire en mettant en perspective les savoir transmis par l’école. En l’absence de savoir, quel sens peut désormais avoir cet exercice, qui ne s’exerce que sur du vide ?
Pour ces raisons très concrètes et que chaque professeur connaît, il me semblerait pertinent de renoncer, pour un temps du moins, à l’injonction dissertative, qui me semble s’apparenter elle aussi à une forme d’idéologie en ce qu’elle refuse de prendre en compte le réel. Un enseignement et une épreuve d’histoire des idées, qui inclut de fait les philosophes, me paraîtrait, dans le contexte actuel du moins, plus susceptible de profiter aux élèves. En d’autres termes, il faudrait se concentrer d’abord sur l’histoire de la philosophie, qui permettrait en partie d’acquérir et de consolider la culture générale qui fait défaut. Je sais, on va me rétorquer que ces simples questions de cours ne rendraient pas justice à l’exigence philosophique, que la philosophie se réduirait alors à un vulgaire contenu de connaissance qu’il s’agirait de bêtement restituer. Et je réponds à cela qu’un élève qui parvient à lire, comprendre et expliquer un texte canonique, à restituer de façon claire une théorie (ce qui suppose qu’il l’a comprise) fait davantage de philosophie qu’un autre, qui dans une « dissertation » aligne les formules dénuées de sens parce qu’il n’a en lui aucune pensée, faute d’avoir jamais eu accès à la langue, à l’histoire, à la littérature et aux thèses des plus intelligents de nos prédécesseurs.