4 Mars 2023
Edouard Husson est directeur de la rédaction. Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure,
agrégé et docteur en histoire, professeur des universités, ancien vice-chancelier des
universités de Paris. Spécialiste de l’Allemagne
( Depuis le début de la guerre en Ukraine, ma ligne a été, sans prendre parti, d'essayer de garder le nord, en évitant de traiter les antagonistes selon les normes du manichéïsme ordinaire c'est-à-dire en tout bon, ou en tout méchant. Les dépendants au discours maintream (c-à-d la presse tout venant qui tient les lecteurs ou auditeurs pour des débiles peu habitués à sortir du ronron de la paresse intellectuelle du style, en France de France Inter, ou de LCI) ne sont pas loin de me croire poutinien absolu, ce qui est une sottise (parenthèse : les chats de race refusent de consommer du ronron. Race aristocratique!).
Les mêmes habitués des jugements de masses moutoniennes, encore accrocs aux thèmes de la guerre froide, (il y a trente ans !!!) nous les ressortent quotidiennement. Zélinski c'est Roland à Roncevaux, et ses dires seraient paroles d'Evangile. Deux fois par jours, ils téléphonent à Dieu le père pour en avoir confirmation, oubliant que dans les médias règne un prince qui se veut lumineux, un certain Lucifer, et qui emmêle les coms de telle sorte que tout appel à Yahwé débouche dans le célèbre bureau ovale à l'intention d'un certain … Jo. Biden !
Je plaisante, lecteurs. Ce n'est qu'une métaphore !
Plus sérieusement, je m'informe à des sources multiples et les moins avariées possibles.
Parfois l'information vient à moi. Ainsi ce que publie M. Edouard Husson, une grosse pointue intellectuelle, et que m'adresse un cousin, qui vit aujourd'hui en Corèze, lui même écrivain connu, artiste et se trouve être un parent par ses ancêtres qui vécurent chez nous à Marie-Galante et qui m'est lié du côté maternel.
C'est lui qui m'adresse l'écrit du professeur Edouard Husson.
Faites comme moi, chers amis, en le lisant lentement. La moelle en est substantifique).
Le Scrutateur.
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Nos dirigeants, nos experts, nos médias s’enthousiasment tous, depuis un an, pour la défense
de « l’Ukraine ». Un pays où ils n’ont jamais mis les pieds, dont ils seraient bien incapables
de décrire l’histoire et dont ils ignorent, au-delà de quelques cris superficiels, les profondes
blessures. Nos élites qui se disaient post-nationales jusqu’à la guerre d’Ukraine, se sont mises
à exalter la « nation ukrainienne ». Oubliant que la plus sûre façon que cet Etat récent, fragile,
artificiel, devienne le berceau d’une nation, était de le laisser vivre dans la neutralité, en paix,
sans l’obligation de choisir entre l’Occident et la Russie.
Cet article est écrit en hommage à tous les Ukrainiens, quelle que soit leur langue, leur
ascendance, leur religion, et le côté de la ligne de front où ils se sont trouvés depuis 2014.
Beaucoup trop sont morts et tous ont subi les conséquences de l’acharnement occidental à
vouloir faire basculer le pays « vers l’Ouest », au lieu de laisser exister, neutre et pacifique, en
attendant d’être prospère, une nation qui n’existe plus. Je pense plus particulièrement à tous
les Ukrainiens, de toutes conditions sociales, rencontrés lors de mes séjours en Ukraine, dans
le cadre des enquêtes sur la Shoah par balles avec le Père Patrick Desbois.
Il se trouve que je connais l’Ukraine. J’y ai effectué plusieurs séjours il y a une quinzaine
d’années, dans le cadre de l’enquête sur la Shoah-par-balles. L’équipe d’enquêteurs que
j’accompagnais comme conseiller historique allait en priorité dans des villages, de gros
bourgs, de petites villes, là où les personnes avaient peu bougé depuis la Seconde Guerre
mondiale et pouvaient donc raconter les atrocités commises par les nazis – SS, police
allemande, collaborateurs ukrainiens – dont elles avaient été les témoins.
Depuis le 24 février 2022, je suis ému, quotidiennement, à chaque fois que j’entends
mentionner des noms de lieux que je connais. Ce sont des bourgs où je dois être l’un des rares
Français à être allé; des villes, plus connues que j’ai visitées ou traversées, des régions dont
j’ai fini par connaître la géographie de manière détaillée, à force de les avoir parcourues. A
force d’avoir reconstitué sur leur carte la géographie macabre des horreurs commises par le
Reich hitlérien et la Wehrmacht.
A force, aussi d’avoir lu et relu, exploré dans beaucoup de recoins l’histoire d’une terre
déchirée comme peu d’autres par le XXè siècle. Pogroms au début du XXè siècle, batailles de
la Première Guerre mondiale et de la guerre civile qui suivit l’effondrement de l’Empire des
tsars et l’installation du léninisme au pouvoir à Moscou; famines nées de la désorganisation
soviétique puis de son terrorisme totalitaire; atrocités nazies et banderistes; féroce conflit
entre le NKVD et les nationalistes d’Ukraine de l’Ouest entre 1945 et 1949 (ces derniers
étant déjà soutenus par la CIA naissante).
L’héritage soviétique
L’Ukraine n’aurait jamais existé sans la volonté des dirigeants soviétiques. Quels qu’aient été
les essais de créer un Etat indépendant en 1917-1920, c’est la poigne de fer du communisme
léniniste puis stalinien qui a fait tenir ensemble ce pays à l’histoire éclatée: qu’y a-t-il de
commun entre la Galicie austro-hongroise et la Crimée développée par le duc de Richelieu au
début du XIXè siècle? Entre Kharkov la Russe et l’Ukraine subcarpathique magyarophone?
Quand j’ai découvert le pays, au lendemain de la « Révolution orange », j’étais frappé par ces
statues de Lénine soigneusement repeintes, que l’on trouvait dans la moindre petite ville dès
que l’on était sorti de Galicie. Effectivement, sans Lénine et Staline, pas d’Ukraine. Or ces
deux hommes ont aussi été des bourreaux de la population ukrainienne. Mais c’est aussi
l’URSS qui a créé un sentiment d’appartenance commune. L’Ukraine et l’URSS: voilà bien
l’un des rares cas où notre président devait dire « en même temps ». Car l’immense majorité
des Ukrainiens ont haï tout ou partie du communisme mais parlaient, vingt ans après sa chute,
de l’URSS avec nostalgie, y compris à l’ouest.
Je me souviens de cette Ukrainienne octogénaire de la région d’Odessa, dont la retraite était de 300
dollars par mois et qui, après une longue interview sur la Seconde Guerre mondiale, nous parlait – en
russe – de « la catastrophe »; il m’a fallu quelques minutes pour comprendre qu’elle désignait ainsi la
perestroïka. Les gens avaient le sentiment d’avoir tout perdu, après 1986.
L’Ukraine, cette nation que les Etats-Unis et l’Allemagne n’ont pas voulu laisser
exister
Si les Occidentaux croient qu’ils ont rendu heureuse l’Ukraine après la proclamation de son
indépendance, en 1991, ils se trompent. Hors Donbass et Crimée, on estime que le pays a
perdu 15 millions d’habitants entre 1990 et 2020. Il y a la part de l’émigration mais aussi de la
chute des naissances, très marquée à partir de 2005. En 2015, l’Ukraine avait 400 000
naissances environ, contre 800 000 par an dans les années 1980. La situation démographique
est si critique que le pays n’a pas entrepris de recensement depuis 2001!
En arrivant en Ukraine au milieu des années 2000, j’avais en tête que l’Union Européenne –
traduisez la Grande-Bretagne et l’Allemagne à l’époque – voulait absolument faire entrer
l’Ukraine dans l’UE. J’avais dû me maîtriser lorsque, rencontrant, en compagnie de Jean-
Pierre Chevènement, l’ancien président de la République Fédérale d’Allemagne, Richard von
Weizsäcker, j’avais entendu ce dernier parler de la « stupidité » de Jacques Chirac qui n’était
pas un enthousiaste de la « révolution orange ». Weizsäcker – fils d’un aristocrate
conservateur compagnon de route du nazisme – faisait partie de ces réseaux allemands –
essentiellement des fondations – qui avaient aidé les Américains dans une première tentative
de faire basculer l’Ukraine. Et voilà comment il osait parler du président de la République
Française, – peu importe son nom.
Il ne m’a pas fallu 24h, lors de mon premier séjour en Ukraine, en 2005, pour comprendre que
le pays ne pourrait pas entrer dans l’UE avant des décennies. Il suffisait de regarder le niveau
de vie du pays; avec bien évidemment une fine couche de gens très riches, les seuls que
fréquentaient nos gouvernants. Les personnels politiques occidentaux ne savaient pas de quoi
ils parlaient. Même sans entrer dans l’euro, le pays ne pouvait pas tenir le choc d’une
intégration. Je me rappelle la découverte d’Odessa, en 2006, avec des kilomètres de camions
qui faisaient la queue pour charger ou décharger dans un port qui commerçait essentiellement
avec la Turquie et la Russie.
Lorsque le président Ianoukovitch expliquait à l’Union Européenne, en 2012-2013, qu’on ne
pouvait pas lui demander de choisir entre la Russie et l’UE, qu’il avait besoin des deux, il
laissait parler son bon sens. On ne pouvait pas couper du jour au lendemain l’Ukraine de ses
approvisionnements et de ses débouchés russes sans plonger une population déjà pauvre dans
encore plus de misère.
Mais Barack Obama et Angela Merkel en avaient décidé autrement. L’Ukraine devait entrer
dans l’alliance occidentale, « quoi qu’il en coûte ». Alors, après 2013, la société ukrainienne a
basculé vers plus d’émigration, plus de pauvreté. Le taux de prostitution de femmes à la
recherche d’un revenu complémentaire, déjà élevé, a encore augmenté. Quant aux jeunes
hommes ukrainiens ils sont allés plus fréquemment vers les bataillons néo-nazis, ces unités
sur lesquelles l’OTAN ferme les yeux parce que les Américains les financent. (On lira les
remarquables études réalisées sur ces bataillons par le journaliste français Laurent Brayard).
L’Ukraine aurait pu exister à condition qu’on la laissât être neutre
Maïdan a été d’abord une série de manifestations de représentants des classes moyennes
désireux d’entrer dans l’UE; puis, très vite, un mouvement manipulé par les services
occidentaux; enfin, le déclencheur d’une atroce guerre entre « Ukrainiens », la guerre du
Donbass.
Il y a quinze ans, j’entendais les Ukrainiens du Donbass expliquer qu’ils se sentaient
« Ukrainiens » mais que les Russes étaient leurs frères et qu’il ne fallait en aucun cas les
forcer à choisir entre Occident et Russie. Aujourd’hui, les mêmes ne veulent plus entendre
parler de l’Ukraine. Ils ont brièvement espéré en Zelenski – le premier président, depuis la fin
des années 2000, à être élu par l’ensemble de l’Ukraine, en 2019. Il promettait la paix.
Le reniement de ses promesses a été le coup de grâce pour cette construction politique
éventuellement viable qu’était l’Ukraine. Notre Occident qui n’a que « vivre ensemble » et
« inclusivité » à la bouche, a curieusement oublié combien l’Ukraine aurait eu besoin de paix
pour faire effectivement coexister et se respecter des héritiers de l’Empire russe et ceux de
l’Empire austro-hongrois. Des catholiques uniates, des Orthodoxes de langue ukrainienne et
des Orthodoxes de langue russe. Des nostalgiques de l’URSS et des nostalgiques du
nationalisme ukrainien. Sans oublier des Polonais et des Hongrois.
Aujourd’hui, c’est avec des canons Caesar que l’armée ukrainienne bombarde
quotidiennement ses anciens « compatriotes » du Donbass. Quelle trahison de notre devise
républicaine! en particulier de son troisième terme, la « fraternité ». A chaque fois
qu’Emmanuel Macron nous déverse une logorrhée sur la guerre et la paix en Ukraine, je vois
défiler tous ces visages rencontrés en Ukraine, hommes et femmes, jeunes et vieux, Galiciens
et Novorussiens, Kiéviens et montagnards des Carpathes....
Gloire à l’Ukraine, vraiment ?
Nos dirigeants, nos élus, ont mis un drapeau ukrainien au fronton de nos monuments publics
et de nos mairies. Je suppose que beaucoup sont sincères. Ils imaginent que l’Ukraine s’est
définitivement découverte, comme nation, dans la guerre. De bobos progressistes exaltant la
« démocratie ukrainienne » à des identitaires fascinés par la « slavité » des Ukrainiens, que
n’avons-nous dû subir comme inepties, depuis un an!
Désolé, mais l’Ukraine n’est pas une démocratie. Elle aurait sans doute pu éviter une grande
partie de la corruption qui l’accable si les Occidentaux n’avaient pas interféré. Et puis, pour
faire une démocratie, il faut des classes moyennes en croissance. Or ce sont les classes
moyennes qui émigrent – vers la Russie ou vers l’Ouest. Ceux que vous avez vu partir, depuis
le début de la guerre, disposaient d’une voiture ou avaient de quoi se payer un billet de train.
Si les circonstances n’étaient pas aussi tragiques, on rigolerait franchement de cette droite
française qui fait du copié-collé de la propagande fortement imprégnée de néo-nazisme, des
Ukrainiens. Je me rappelle cet article du Figaro qui expliquait sérieusement qu’un bataillon
composé de recrues asiatiques (qui n’avait en fait jamais été envoyé en Ukraine par l’armée
russe) était à l’origine du massacre de Boutcha.
Non, experts de plateaux, gouvernants soumis à Washington, journalistes paresseux, électeurs
d’Emmanuel Macron, vous vous trompez – la plupart du temps, je suppose, par ignorance.
L’Ukraine ne sortira pas renforcée, mais pulvérisée, de la guerre. Chaque obus envoyé par un
canon Caesar sur Donetsk est un clou planté dans le cercueil d’une nation à l’enterrement de
laquelle vous dansez; pauvres inconscients!
Une Ukraine devenant majoritairement favorable à la Russie ?
L’Ukraine était un Etat hébergeant une société post-soviétique hétérogène mais qui aurait pu
devenir une nation, dans la paix, dans la coexistence entre la Russie et le reste de l’Europe.
Aujourd’hui, non seulement cette nation est impossible à réconcilier....sauf à basculer
majoritairement du côté russe!
C’est en effet l’évolution qui est sous vos yeux et que vous ne voyez pas. La société ukrainienne
du centre et de l’ouest a commencé, depuis un an, à sentir la poigne de fer du SBU, ce bout de
KGB qui n’a jamais été réformé. Et le régime de terreur des bataillons néo-nazis, qui traquent,
avec le SBU, les « espions russes » et touts les réfractaires au service armé.
Des chiffres vraisemblables des pertes ukrainiennes et russes comparées sont parus. Ils sont
confirmés par les experts militaires sérieux. 150 000 soldats ukrainiens sont tombés dans cette
guerre! 230 000 ont été mis hors de combat. Puisque nos gouvernants n’ont que le mot
« responsabilité » à la bouche, ce serait bien qu’ils s’interrogent sur la leur dans ce qui arrive à
un pays qui a déjà tant souffert au XXè siècle: 3 millions de victimes de la famine stalinienne;
7 millions de victimes de la Seconde Guerre mondiale (dont 2 millions de soldats de l’Armée
Rouge et tombés pour libérer l’Europe du nazisme).
Ce que j’observe depuis le printemps dernier, à force de comparer les sources, c’est un
basculement de la société ukrainienne, une adhésion de sentiment ou de raison à l’idée que ce
serait mieux d’être sous un gouvernement russe que sous un gouvernement ukrainien.
Evidemment il restera, en particulier en Galicie, un pourcentage incompressible
d’irréductibles. Et Vladimir Poutine connaît trop l’histoire pour envisager d’absorber toute
l’Ukraine. Mais imaginons que la Russie s’arrête, à la fin de la guerre, le long d’une ligne
allant de Kharkov à Odessa, que se passera-t-il plus à l’ouest? Il n’est pas impossible qu’un
mouvement d’émigration ait lieu vers la Russie (qui est déjà aujourd’hui le pays qui a
accueilli le plus de réfugiés du conflit!.
Avant de parler des Ukrainiens et de prendre des décisions politiques irréversibles, à
Washington, Londres, Bruxelles, Varsovie, Berlin ou Paris, il aurait fallu les connaître ! ■