9 Février 2023
1) Darmanin : une déclaration critiquée. 2) Frédéric Régent, historien et universitaire . 3) Un ouvrage remarquable sur le rôle somptueux des trafiquants d'esclaves africains.
Frédéric Régent, historien et spécialiste de la traite négrière, analyse la véracité des propos tenus par Gérald Darmanin sur l’abolition de l’esclavage.
Le ministre de l'Intérieur ne s'attendait pas à telle levée de boucliers. Lors du forum organisé par Le Point sur « les outre-mer aux avant-postes », le 2 février dernier, Gérald Darmanin a assuré que« c'est la République qui a aboli l'esclavage ». Dix-sept députés des Antilles, de Guyane, de La Réunion et de Polynésie, issus pour l'essentiel de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), ont critiqué dans un communiqué commun ce qu'ils qualifient de « nouvelle forme de révisionnisme historique ». Avant de profiter de la séance de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, mardi 7 février, pour réclamer à l'intéressé d'officielles excuses pour son « paternalisme », son « indécence » et sa « condescendance ». Maître de conférences à l'université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, auteur de La France et ses esclaves (Grasset), ancien président du Comité national pour la mémoire de l'esclavage, Frédéric Régent revient pour Le Point sur la véracité historique des propos tenus par Gérald Darmanin et analyse les clivages que continue de susciter la perception, plus de 170 ans après, de l'abolition de l'esclavage.
Le Point : Gérald Darmanin a assuré que c'est « la République qui a aboli l'esclavage ». Quelle est la véracité historique de ces propos ?
Frédéric Régent : Sur le plan institutionnel et juridique, c'est bien la République qui, à deux reprises, le 4 février 1794 puis le 27 avril 1848, a aboli l'esclavage. Même si, dans les faits, les processus qui ont abouti à ces deux abolitions sont plus complexes. La première est le résultat d'une conjonction d'une révolte très importante à Saint-Domingue, actuelle Haïti, des esclaves et des « libres de couleur », c'est-à-dire des esclaves affranchis et leurs descendants. L'Assemblée qui dirigeait alors la France est ensuite venue entériner une décision qui avait déjà été prise localement par Sonthonax, un abolitionniste radical. Il faut vraiment mettre en avant le rôle joué par ces révoltes dans cette première abolition, révoquée quelques années plus tard par le Consulat, en 1802.
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Qu'en est-il de la seconde abolition de l'esclavage ?
Pour ce qui est de la suivante, il s'agit d'une décision prise par le gouvernement provisoire de la IIe République, qui en adopte le principe très tôt, dès le 4 mars 1848, avant de l'entériner le 27 avril. La crainte, à l'époque, est que, si une assemblée constituante est élue, elle tergiverse sur la question et n'abolisse pas l'esclavage de manière immédiate. Alors que le navire censé annoncer l'instauration d'une nouvelle République et l'abolition de l'esclavage est en route pour la Martinique, une forte agitation secoue l'île jusqu'à l'éclatement d'une révolte. Face à cela, le gouverneur décrète, avant même l'arrivée du messager, qu'il abolit l'esclavage. La Guadeloupe prendra la même mesure quatre jours plus tard pour éviter, à son tour, un bain de sang. Si c'est bien la République qui est à l'origine de cette seconde abolition, sans ces révoltes qui l'ont rendue effective et immédiate, il aurait pu y avoir quelques freins dus au contexte politique de l'époque. 1848 est marquée par le retour au parti de l'Ordre en France. Ce sont les répressions des émeutes ouvrières et l'élection à la présidence de la République de Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier.
Les propos du ministre de l'Intérieur ont été vertement critiqués par nombre d'élus classés à gauche de l'échiquier politique comme issus des outre-mer. Comment expliquez-vous que, plus de 170 ans après, l'abolition de l'esclavage est toujours sujette à clivage ?
Il s'agit en réalité de postures politiques. D'un côté, certains responsables, dans un souci de non-repentance, vont dire que la République est abolitionniste. Qu'il n'y a rien à dire, en quelque sorte. C'est une posture que l'on trouve davantage à droite de l'échiquier politique. À l'inverse, il existe une autre posture qui est de ne parler que des révoltes d'esclaves pour expliquer l'abolition. C'est un récit que l'on rencontre particulièrement chez les nationalistes aux Antilles, avec une pénétration au sein de la gauche française. Tout cela se télescope évidemment avec les soucis que connaissent aujourd'hui les outre-mer, face à un constat d'impuissance. Il est tentant de se retourner vers l'histoire pour ne pas avoir à excuser les lacunes de l'action du temps présent. Lorsque sont tenus des propos comme ceux du ministre de l'Intérieur, il est nécessaire de les accompagner par l'importance des combats et luttes menés par les esclaves eux-mêmes pour aboutir à l'abolition. À l'inverse, il est impossible de soutenir que ce sont les esclaves qui ont obtenu seuls l'abolition.
Rudoyé à la tribune de l'Assemblée nationale ce mardi, Gérald Darmanin s'est vu accusé notamment de « révisionnisme » sur l'histoire de la traite. Ce qualificatif vous paraît-il à propos ?
Historiquement, le terme de « révisionnisme » est apparu à la fin du XIXe siècle dans les rangs de la gauche pour désigner ceux qui militaient alors pour une révision du procès d'Alfred Dreyfus. Il est aujourd'hui considéré comme une injure. Ce qui peut poser problème à l'historien que je suis. L'histoire n'est jamais définitivement écrite et figée, elle évolue. Celle de l'abolition de l'esclavage a mis en avant les figures abolitionnistes. Le slogan du 150e anniversaire de l'abolition était : « Tous nés en 1848 ». Le pas à ne pas franchir est celui du négationnisme, soit nier les faits du passé. Les propos du ministre de l'Intérieur ne relèvent pas, à mon sens, du négationnisme, appelé « révisionnisme » par ses détracteurs. Il s'agit moins d'une « réécriture » de l'histoire que d'une mise en avant d'un pan de l'histoire par rapport à l'autre.