20 Septembre 2022
La culture au sens large du terme est omniprésente dans notre société créole métissée , et investit tous les domaines de la vie quotidienne : social, économique et politique. Hier , dans un précédent article intitulé ..." L'intolérable appauvrissement intellectuel et culturel de la Guadeloupe " ... , j'écrivais que " le débat est biaisé en Guadeloupe par l'outrance et la vacuité des propos tenus sur les réseaux sociaux. Si on ne fait rien, le biais dans la tendance est plutôt vers le bas, car le débat intellectuel et idéologique en Guadeloupe est comme un théâtre d'ombres.
Plus de structures culturelles opérantes, plus d'autorités universitaires vers qui se tourner, plus de projets de recherche conséquents , plus de dirigeants politiques manieurs d'idées, lanceurs de thèmes. Étrange période, tout à fait atypique : voici le temps du désert culturel guadeloupéen avec une production intellectuelle résiduelle pour les quelques seuls vieux intellectuels maintenant sexagénaires voire septuagénaires .
Comment on explique la disparition en moins de deux générations, d’élites intellectuelles antillaises, et pourquoi on a pu niveler la pensée vers le bas à ce point ? ".
Aujourd'hui je m'interroge de nouveau sur la question de la fiabilité de la politique culturelle en œuvre dans notre pays . Mais qui dirige la politique culturelle en Guadeloupe ? Qui détient le pouvoir de décision ? Et où s’arrête le champ de cette décision ? La question est d’importance. Quel pouvoir les acteurs culturels locaux exercent-ils sur la décision politique ? La question est tout aussi cruciale en matière d'incidence et d'implication de la culture dans le développement économique d'un pays. En l'espèce , nous allons traiter ici essentiellement d'un pan de notre politique culturelle , à savoir les musées .
En France hexagonale , le Ministère de la Culture porte une politique des musées partout en France, pour garantir au plus grand nombre l’accès aux collections publiques. Avec plus de 1200 musées bénéficiant de l’appellation « Musée de France », les musées sont parmi les institutions culturelles les plus présentes sur le territoire français . En Guadeloupe, la politique muséale n'est pas du tout en phase avec les attentes des gens qu'ils soient originaires du crû ou touristes , car les différents musées qui existent s'avèrent être des lieux austères réservés à une élite ou encore aux touristes de passage. A notre sens, là aussi dans ce domaine, il faut promouvoir une rupture de la pensée dominante des bureaucrates du ministère de la culture , et du conseil départemental . A notre avis, c'est l'imperitie qui domine dans la gestion teintée d'immobilisme des musées en Guadeloupe . En foi de quoi , ces différents musées doivent demain être transformés en espaces conviviaux, accueillant les grandes foules , et pour ce faire la priorité doit être donnée à l’éducation artistique , historique, et culturelle, à travers la création d'un unique musée de l'histoire de la Guadeloupe à l'emplacement actuel du mémorial Act' , qui actuellement ne produit rien d'autre que du déficit structurel ( plus de 5 millions d'euros en 2021) .
Ce futur musée devrait regrouper toutes les collections disséminées dans les musées actuels tels que musée archéologique Edgar clerc , musée Schoelcher, musée saint John Perse, musée privé costumes et traditions, et bien entendu musée de l'histoire de l'esclavage. De plus je suggère de rajouter au bâtiment principal du mémorial Act' , la construction d'un pavillon dédié exclusivement au carnaval vu sous un angle ethnographique et anthropologique. Par ailleurs , je préconise de transformer le fort fleur d'épée en un centre culturel et artistique permanent d'exposition de toiles de peinture , et d'objets d'artisanat d'art . Le Fort Delgres pourrait accueillir en son sein , un écomusée sur l'histoire de la colonisation des pays de la caraïbe. Par ailleurs, nous suggérons la création d'un musée océanographique à l'emplacement du musée Edgar clerc au Moule, dédié aux sciences liées à la mer et au changement climatique. Ce musée en collaboration avec la fondation du musée océanographique de Monaco devrait participer activement au rayonnement de la Guadeloupe tant sur le plan scientifique, qu'économique ou touristique.
Autant d'éléments , mesures, et propositions nouvelles visant à mettre fin à la gabegie financière actuelle dans la gestion du mémorial Act' , à la fréquentation confidentielle des autres musées par les Guadeloupéens, et surtout accroître la production intellectuelle , ou encore l’écho donné dans ces lieux patrimoniaux aux grands enjeux de société. Cet outil de la culture devrait s'imposer à terme comme un élément fondamental du rayonnement économique de la Guadeloupe dans la caraïbe , et permettre une meilleure rentabilité financière des lieux culturels ( apport de devises et de création d'emplois ), et une meilleure compréhension du phénomène identitaire.
Le débat sur l'idéologie identitaire en Guadeloupe et celui sur la culture , confisqué par une partie du spectre des idées, mine aujourd'hui le soubassement de notre projet de société démocratique, et, plus largement, l'avenir du concept de vivre ensemble . Critiquer une certaine dérive sur la manière d'appréhender l'identité guadeloupéenne , ainsi que la promotion de la diversité, même dans ses formes extrêmes, c’est risquer maintenant les accusations les plus infamantes. La liberté d’expression sur les questions identitaires , est aujourd’hui censurée au nom d’une idéologie passablement passéiste qui combat le débat d’idées, car elle estime incarner la vérité.Tout ne doit pas être conflictualisé tout le temps pour des raisons idéologiques et identitaires fallacieuses.
Sur ce dernier point ,en tout état de cause, la pensée dominante en matière d'articulation de l'économique et du culturel doit aujourd'hui être nuancée. Les perturbations identitaires ne proviennent pas pour l'essentiel du régime politique, de l'Etat , des élus locaux ; elles résultent des caractéristiques endogènes d'un zest d'atavisme hérité de l'économie capitaliste.et coloniale de la période pré/post départementalisation. En effet, la politique culturelle est subordonnée à l'économique, tant dans sa logique que dans sa capacité à impulser l'évolution sociétale.
L'économie ne se réduit pas aux activités de production, de financement ou de consommation. À travers ces activités, l'économie met en lien les personnes, elle devient ainsi un médiateur culturel , un moyen de faire société ensemble. De fait, en fonction de l'évolution du modèle économique et social, les formes nouvelles de production culturelles vont venir concurrencer les anciennes ; cette dynamique aboutira tôt ou tard à la fameuse " destruction créatrice " que l'économiste Joseph Schumpeter a largement théorisé au début du XXe siècle. Cette thèse qui désigne le processus continuellement à l'œuvre dans les économies qui produit la création de nouvelles activités économiques de façon simultanée à la disparition de secteurs d'activité économique. est considérée par de nombreux économistes comme la plus subtile et intelligente explication de l’évolution et des mues permanentes du capitalisme. L'analogie du phénomène de destruction créatrice avec la mutation à venir de la création culturelle est indéniable si l'on considère que la crise actuelle et la quatrième révolution industrielle en cours vont transformer en profondeur le socle culturel de la société guadeloupéenne.
Cette transformation et ce déplacement du curseur s’inscrivait déjà dans les vastes réorientations en
cours de la politique de l'État français en outre-mer.. Une politique dont l’objet est de s’adapter à un monde où les approvisionnements en énergie, en matières premières et en marchandises ne sont plus déterminés uniquement par la loi de l’offre et de la demande, mais doivent s’inscrire dans un contexte incluant des questions géopolitiques , culturelles et , environnementales. Une politique de plus de décentralisation du pouvoir central calibrée pour un monde où les relations de dépendance politique et économique avec les pays d'outre-mer , autrefois vues comme un moyen de rapprochement politique ,de rattrapage économique et d’apaisement social, constituent désormais un facteur de risque, du fait d'un mal être des populations imputable à l'augmentation des tensions identitaires.On ne peut pas avoir à la fois un Etat providence généreux et une idéologie identitaire accompagnée d'un discours anti- diversitaire qui fracture le socle du vivre ensemble. C'est là une position particulièrement paradoxale.
En Guadeloupe, la culture est en réalité un cache sexe : elle sert à cacher l'essentiel, à savoir que le système politique et économique ne fonctionne plus correctement. C'est une manière d'éviter les remises en cause et la contestation. Cela n'est pas sans rappeler la fin de la monarchie française et les pensions versées par le roi pour maintenir son autorité sur un système féodal. En l'occurrence, nous sommes coincés entre deux systèmes instables: le néolibéralisme qui se joue tant des États que de la responsabilité sociale ou des équilibres économiques, et l'État ainsi que les élus locaux qui se contentent de palier à ces manquements, mais sans être capable d'imposer efficacement un nouveau modèle économique et social . Il n'y a plus que deux issues pour éviter l'accentuation de l'appauvrissement culturel de la Guadeloupe... Cette dichotomie fait en sorte qu’il y a peu de création de richesses culturelles en Guadeloupe, tout comme dans les pays en développement, car ceux-ci dépendent en grande partie de l'hégémonie culturelle et intellectuelle des pays dits développés .
Sur ce plan, la France hexagonale est en train de faire son aggiornamento. ( Cf la restitution d'œuvres d'art aux pays africains).
Sur le plan intellectuel, la réflexion est là depuis longtemps, mais la plus grande vigilance s'impose désormais sur la crédibilité ou non de la problématique de la responsabilité locale , qui va forcément rejaillir sur la solidité du ciment du socle actuel de notre modèle culturel binaire , et donc la mutation de ce dernier doit nécessairement se concevoir à l'aune des tenants et aboutissants de la crise économique et financière qui s'installe sur le long terme en France hexagonale. Nous sommes entrés dans une sorte de nouveau monde où la Guadeloupe doit pouvoir penser de manière plus stratégique à ses vulnérabilités, certes d'abord économiques, mais surtout culturelles, et à la manière d’y faire face. Et de fait, ayons constamment en mémoire , qu'un esprit non cultivé est un esprit en jachère, toujours susceptible d'être prisonnier uniquement de l'émotion et de la passion , et que " la raison est la seule chose qui nous rend hommes." (René Descartes , citation issue de Discours de la méthode ).
Jean Marie Nol économiste