5 Mars 2022
Faut-il dire l'Afrique, ou les Afriques ? Car quand on dit l'Asie on ne désigne pas une entité politique. Quoi de plus différents que la Chine, l'Inde et le Japon pour ne nous en tenir qu'à ces trois nations si différentes sur le plan culturel. Idem pour l'Europe ou les Amériques.
Alors je dirai moi, plutôt les Afriques.
Le conflit donc en Europe centrale plutôt qu'en Ukraine (mot qui actuellement fâche et déclenche les désaccords et les pires propagandes) quel est son retentisssement dans les Afriques. (LS)
La condamnation par l’Assemblée générale des Nations unies, ce 2 mars, de l’intervention militaire russe en Ukraine a été approuvée par l’Union africaine (UA). À ce jour, aucun État africain n’a officiellement soutenu la Russie ni ne l’a condamnée avec demande de sanctions. Sept l’ont condamnée sans demander de sanction, toutefois sans s’y opposer (Libye, Liberia, Ghana, Gabon, Kenya, Botswana, Afrique du Sud). Quinze ne l’ont pas condamnée explicitement (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte, Nord Soudan, Mali, Nigeria, Cameroun, République centrafricaine, Somalie, Tanzanie, Zambie, Zimbabwe, Angola, Namibie). Les trente-trois autres ne se sont pas encore prononcés. En réalité, tous sont individuellement gênés par cette situation. Ils préféreraient ne pas prendre parti contre un partenaire économique de poids, qui a créé en octobre 2019 un forum Russie-Afrique.
Bien que ce conflit ne soit pas leur priorité, nul doute qu’un activisme diplomatique intense incitera nombre d’entre eux à clarifier et à durcir leurs positions envers la Russie. La conditionnalité des aides internationales et des moratoires des dettes africaines sera vraisemblablement et officieusement utilisée comme levier principal d’influence. Ces soutiens de façade entretiendront l’apparence d’un consensus international pour justifier des sanctions inédites contre un pays membre du Conseil de sécurité, dont la légitimité est de plus en plus contestée en Afrique comme ailleurs. En retour, ils donneront l’image d’une maturité géopolitique au continent africain, qui revendique une légitimité démographique pour peser davantage dans la gouvernance mondiale en recomposition.
Or, sur place, « l’Afrique réelle » est très partagée sur ce sujet, divisée par des intérêts nationaux divergents voire concurrents. L’appel au panafricanisme reste une déclaration sans intention, le projet d’États-Unis d’Afrique, un concept creux, et l’intégration des peuples africains, un vœu pieux. D’ailleurs, cette actualité nous rappelle combien le terme « Afrique » recouvre des réalités culturelles et sociales, politiques et économiques extrêmement diverses. L’Union africaine se compose de 55 pays, soit le double du nombre de pays de l’Union européenne. La bureaucratie et l’inertie des organisations internationales et régionales, technostructures pesantes et inefficaces, ne satisfont pas les besoins des populations – pour qui s’en soucierait. Aussi faut-il préciser de « quelles Afriques » on parle pour distinguer des mouvements d’opinion et des prises de position sur l’Ukraine.
À vrai dire, mis à part quelques réseaux sociaux téléguidés qui, comme en Occident, n’enflamment que la Toile par une guerre des mots sans se frotter aux maux qu’ils dénoncent, ou le bruissement d’alcôves affairées et de loges affairistes soucieuses de maîtriser des événements qui les dépassent, le conflit en Ukraine ne mobilise pas les foules en Afrique. Loin de la sensiblerie des Occidentaux qui semblent redécouvrir ce qu’est une vraie guerre, terme galvaudé par des discours manipulatoires sur une pandémie grippale soudainement disparue des écrans, celles-ci ne sont pas influencées par des images brutales et des récits violents qu’elles vivent au quotidien. Trop loin, complexe et chargé d’Histoire, on n’y entend que des échos du front sans prendre de position sur le fond. La question n’est pas de savoir qui a raison mais ce qu’en pensent les principaux partenaires étrangers, pour en connaître les conséquences économiques. Concrètement, la crainte réelle, pour les pays africains surendettés, est de voir s’envoler le cours des matières premières dont beaucoup reviennent semi-transformées, et celui des denrées alimentaires comme le blé, dont la Russie est le premier exportateur mondial. L’indépendance alimentaire pour couvrir les besoins d’une démographie galopante est souvent évoquée, mais le climat dissuasif des affaires, la mauvaise gouvernance généralisée et le manque structurel de diversification d’économies de rentes en freinent la réalisation. Mis à part quelques pays qui pourraient tirer leur épingle économique du jeu diplomatique par une condamnation ferme de la Russie, comme l’Algérie fournisseur de gaz, la plupart s’attendent à des retombées négatives.
Ainsi, les États africains, presque tous membres du Mouvement des non-alignés créé en 1961 et dont le siège se trouve en Zambie, même éloignés, devront s’aligner par pression davantage que par conviction. Quoi qu’en pensent les sociétés civiles, jamais consultées. Car l’image du président Poutine comme dirigeant fort qui donne la priorité à son peuple, à sa culture et à ses frontières, est majoritairement bien perçue par des cultures conservatrices instinctivement hostiles aux idéologies californiennes qui envahissent le monde et déstructurent les sociétés traditionnelles. Une fois de plus, le destin de l’Afrique est décidé ailleurs.