7 Mai 2021
(6 mai 2021 Par Ludovic Lamant- Mediapart.
Fr)
Bisbilles au sein non des antillos/réunionnais, mais des groupuscules qui s'affairent autour d'un marché juteux et se réclament d'eux sans leur demander leur avis. L'article qui suit a été publié par le site Médiapart, qui se garde de trancher au cœur d'un conflit qui pourrait devenir explosif. (Le Scrutateur).
À l’approche des vingt ans de la loi Taubira, une association a claqué la porte de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, présidée par Jean-Marc Ayrault. Quant au futur mémorial à Paris, ses modalités continuent de diviser. Le coup de colère est parti d’une circulaire, celle que le premier ministre a envoyée le 16 avril aux préfets pour organiser, comme chaque année, les commémorations de la mémoire de l’esclavage. «Cettecirculaire introduit une hiérarchie: le 10 mai est mis en exergue, et le 23 mai est pris dans un fatras d’autres dates. C’est une insulte à la loi qui stipule que la France a bien deux dates nationales, à égalité», avance Emmanuel Gordien, à la tête du Comité Marche du 23 mai 1998 (CM98).«Depuis vingt-cinq ans que je participe à ce combat, j’ai toujours observé cette duplicité de l’État sur la question de l’esclavage colonial», poursuit Gordien, par ailleurs virologue à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Convaincu que «c’est la Fondation qui a inspiré le texte du ministère», et qu’elle considère le 23 mai comme «une date de trop», Gordien et son association ont claqué la porte, le 26 avril, du conseil d’administration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME). «La naïveté n’est plus de mon camp», insiste-t-il encore. À l’approche de l’anniversaire, le 21mai, des vingt ans de la loi Taubira, qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité, cette Fondation, voulue par François Hollande et lancée en 2019, enregistre ses premières secousses. Son président, Jean-Marc Ayrault, regrette ce départ: «La fondation n’est pas co-rédacteur de la circulaire, qui a fait l’objet d’une concertation interministérielle, comme c’est la pratique. Du côté de l’État, je ne sais pas, mais du côté de la fondation, c’est certain: il n’y a pas de hiérarchie entre les deux dates.» Et d’insister: «Je sais que la question des dates est très sensible, mais nous avons besoin de tout le monde. C’est dommage.» (sic ! Note du Scrutateur) qu’elle considère le 23 mai comme «une date de trop», Gordien et son association ont claqué la porte, le 26 avril, du conseil d’administration de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME). «La naïvetén’est plus de mon camp», insiste-t-il encore.À l’approche de l’anniversaire, le 21mai, des vingt ans de la loi Taubira, qui reconnaît l’esclavage commecrime contre l’humanité, cette Fondation, voulue par François Hollande et lancée en 2019, enregistre ses premières secousses. Son président, Jean-Marc Ayrault, regrette ce départ: «La fondation n’est pas co-rédacteur de la circulaire, qui a fait l’objet d’une concertation interministérielle, comme c’est la pratique.Du côté de l’État, je ne sais pas, mais du côté de la fondation, c’est certain: il n’y a pas de hiérarchie entre les deux dates.» Et d’insister: «Je sais que la question des dates est très sensible, mais nous avonsbesoin de tout le monde. C’est dommage.» Une démission spectaculaire, pour une simple histoire de dates? Le sujet, dans le monde de l’activisme pour la mémoire de l’esclavage, n’a rien d’anecdotique. Il recoupe des enjeux délicats. Il y va de la reconnaissance par l’État des luttes militantes associées au 23mai. À commencer par cette marche silencieuse organisée le 23mai 1998 à Paris, qui avait mobilisé jusqu’à 40000 personnes, majoritairement des Ultramarins, en mémoire des «victimes de l’esclavage». Ce défilé faisait référence au 23mai 1848, jour de l’application en Martinique du décret d’abolition de l’esclavage, adopté quelques semaines plus tôt (le 27 avril) à Paris sous l’impulsion de Victor Schœlcher.La journée du 10 mai, elle, a été choisie en référence à l’adoption de la loi Taubira de 2001 au Sénat,dernière étape de son processus législatif.
Depuis 2017, une loi place les deux dates à égalité : le 10 mai pour la mémoire de « l’esclavage, la traite et leurs abolitions », le 23 mai pour la mémoire des « victimes de l’esclavage ». « La circulaire de 2021 témoigne d’un retour en arrière », regrette à son tour Frédéric Régent, historien à Paris 1 et ancien président du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE), ancêtre de la fondation. De son côté, Silyane Larcher, chargée de recherches en sciences politiques au CNRS, conteste cette lecture qu’elle juge victimaire du passé esclavagiste véhiculée par le CM98: «Le CM98 est une association qui, à force de lobbying politique, est parvenue à imposer, par l’entremise de ses alliés au PS– par exemple l’ancien ministre des outre-mer Victorin Lurel –, une lecture psychologisante du rapport à la mémoire de l’esclavage. » L’universitaire, auteure en 2014 de L’Autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage,poursuit: «Réduire les esclaves à leur statut de victime me semble problématique. Il ne s’agit pas de dire que les esclaves étaient heureux d’être esclaves, mais cette notion de victime enferme une réalité sociale plus complexe. De nombreux travaux s’interrogent aujourd’hui sur la manière des esclaves de produire de la subjectivation. » Selon Silyane Larcher, ces publications montrent qu'ils n'étaient pas seulement « agis par » – une force de travail passive, mais qu'ils « essayaient aussi de définir leur propre monde ». La colère du CM98 vient de plus loin. Elle est aussi liée aux péripéties d’un chantier qui lui est cher, celui du mémorial national, prévu aux Tuileries à Paris. Là encore, c’est un dossier que la Fondation ne gère pas directement: Emmanuel Macron s’y était engagé personnellement, notamment dans un post Facebooken 2018. Et ce mémorial devait être inauguré, à l’origine, le 23 mai 2021. Il n’en sera rien. L’appel à projets a suscité tellement de remous qu’il a finalement été annulé en mars dernier. En cause,des divergences de vues sur la nécessité de faire apparaître sur le mémorial les 200000 prénoms et noms d’esclaves, à la Guadeloupe, en Guyane, à la Martinique et à la Réunion, affranchis en 1848. Comme Le Monde l’avait décrit, aucun des cinq projets finalistes ne respectait cette contrainte du cahier des charges, alors qu’elle avait été explicitement réclamée par le comité d’orientation du projet. Emmanuel Gordien déplore aujourd’hui une «escroquerie intellectuelle extraordinaire», alors que son association a participé depuis des années à retrouver les noms des affranchis, à partir d’une étude minutieuse – et louée par beaucoup – d’anciens registres situés dans les Antilles. Sur ce dossier, Ayrault se dit solidaire des inquiétudes du CM98 – « Je comprends leur impatience » –, et exhorte le chef de l’État à faire des annonces, avec l’objectif d’inaugurer ce mémorial avant la fin de son mandat. Ces annonces pourraient intervenir courant mai, durant ce que la Fondation a appelé le «mois des mémoires», décrit comme «un grand moment national, républicain et populaire». L’ancien premierministre socialiste, qui a inauguré un mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes dès 2012, plaide aussi pour l’inscription des 200000 noms. Mais le débat est, là encore, très clivant, au sein de la communauté scientifique. Emboîtant le pas du CM98, Frédéric Régent, qui préside le comité d’orientation du mémorial, y est très favorable : «Il est absolument fondamental que ce mémorial puise ses racines dans l’histoire de ces gens,de tous ces anonymes qui ont été esclaves, qu’il donne à voir ces noms qui sont portés par des générations d’Ultramarins sur des territoires qui ont connu l’esclavage...»Membre du conseil scientifique de la Fondation, tout comme Frédéric Régent, Françoise Vergès y est, elle,opposée : «Je regrette une focalisation sur 1848, qui fait écho à la formule de Lionel Jospin en 1998, “Tous nés en 1848”. Beaucoup d’entre nous avions dit: nous ne sommes pas nés en 1848, nous existions avant. Donner à l’abolition de 1848 un rôle totalement central, revient à marginaliser les luttes et les résistances. Les noms de grands chefs révolutionnaires et de marrons, par exemple, n’y figurent pas... »Elle aussi fermement opposée à l’inscription des 200000 noms, Silyane Larcher prolonge l’argument :« Vouloir sacraliser le moment de l’attribution d’un état civil en 1848 est une absurdité. D’après le président du CM98, ce serait à partir de 1848 que les anciens esclaves seraient enfin entrés dans lacommunauté des citoyens. C’est une conception naïve (...) de la citoyenneté, selon laquelle n’est citoyenque celui que l’État décrète citoyen. Or, l’histoire de la citoyenneté dans les Antilles ne commence pas en 1848 mais dès la période révolutionnaire. C’est une histoire de luttes, sur le contenu des droits. Les révoltes d’esclaves qui traversent la première moitié du XIXe siècle s’inscrivent dans cette dynamique. »Frédéric Régent, lui, assume la référence à 1848 et veut croire que ce mémorial sera « une manière de concilier deux mémoires, la mémoire abolitionniste d’un côté, celle des descendants d’esclaves de l’autre ». Il affirme : « Certains veulent les opposer, mais ce sont deux combats qui allaient dans le même sens et qui se nourrissaient, ceux des abolitionnistes et des esclaves. »Silyane Larcher s’appuie aussi sur une réalité historique, pour critiquer le projet : « Un nombre assez important de familles d’esclaves affranchis ne sont pas déplacées en 1848 devant l’officier d’état civil pour recevoir un nom. Ils l’ont reçu des années plus tard. On nous demande donc, en 2021, de considérer que la seule vérité de la citoyenneté des anciens esclaves est la vérité administrative, celle de l’administration coloniale... La manière dont les acteurs eux-mêmes ont investi le sens de la citoyenneté est gommée, pour se prosterner devant une geste administrative. »Avant d’ajouter une dernière objection : « D’un point de vue juridique, de quel droit une association s’autorise à considérer que l’ensemble des noms de famille donnés à des gens, qui ont une descendance vivante, puisse faire l’objet d’un monument patrimonial public? Je ne sais pas si des personnes qui s’appellent Malfleury ou Gros-Désir, ont envie que l’on dispose sans leur accord de leur nom de famille dans l’espace public ».Beaucoup de ces questions sont complexes. Mais la plupart des spécialistes joints par Mediapart partagent une frustration, liée à l’absence d’un véritable débat au sein de la Fondation, sur les contours du mémorial. Plusieurs membres du conseil scientifique de la Fondation (un collectif de quarante universitaires, dont beaucoup de grands noms, d’Achille Mbembe à Pap Ndiaye) ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas été consultés, par exemple, sur l’enjeu des 200000 noms. Certains vont jusqu’à regretter une gestion politique de la Fondation, très liée à la personne de Jean-MarcAyrault. « La fondation se veut un peu trop opérateur de mémoire à la place des associations, avance de son côté Frédéric Régent. Son budget de fonctionnement est trop important, par rapport aux subventions qu’elle verse aux associations. Une fondation doit surtout aider à soutenir les projets des associations, des collectivités, des politiques lancées par les ministères... »Pour Françoise Vergès, les débats des derniers jours, autour du mémorial ou des dates de commémoration,« reflètent assez bien la manière dont les gouvernements successifs prennent des décisions autour de la mémoire de l’esclavage : en gérant à court terme, avec l’idée, surtout, de calmer les Ultramarins, d’éviter les protestations ».« Je voudrais que les conflits soient davantage discutés et identifiés, poursuit-elle. Y compris pour que le grand public comprenne ce qu’il se joue. Il faut sortir ces débats de l’outre-mer. Non pas uniquement rappeler à la France qu’elle a été esclavagiste, mais montrer comment la manière dont l’esclavage colonial a organisé le monde, nous fait comprendre des choses sur aujourd’hui : l’extraction, l’exploitation, la dépossession ».