15 Janvier 2021
Les circonstances de la mort de Fengarol, le 11 janvier 1951, continuent d’alimenter une légende et de cautionner un mythe qui ne résistent pourtant, ni l’une, ni l’autre à une analyse objective des faits incriminés. Le nombre de rues, de médiathèques ou, encore, le tout récent siège administratif de la Sécurité Sociale à Dothémare, viennent entretenir la flamme du souvenir de celui que d’aucuns cherchent à faire passer pour un être exceptionnel. La réalité pourra sembler pour ainsi dire cruelle à ses apologistes, sauf s’ils s’en tiennent à la seule version distillée au fil des décennies par le Parti Communiste.
Car certains de ses vieux camarades en politique, les uns après les autres et, confondus par des preuves établies, ont fini par avouer que la mort de Fengarol était on ne peut plus naturelle. De même, son image est désormais sérieusement écornée eu égard à l’éthique même qui prévaut au sein de la classe politique: un homme peu sérieux, ne travaillant pas ses dossiers, réputé pour ses retards et absences légendaires, à telle enseigne que Rosan Girard lui-même avouait avoir dû lui retirer le Secrétariat général du Parti au profit d’Harry Magen, six mois seulement après le lui avoir confié en 1946. Le motif invoqué en dit long sur la nature des rapports entre Rosan Girard et Amédée Fengarol:«Manque de rigueur et de ponctualité dans la gestion du Parti!» Après s’être opposé à la candidature de Fengarol aux Cantonales de 1945 à Pointe à Pitre, Girard tente de nouveau, mais en vain, de l’écarter lors du choix du candidat communiste pour le quatrième canton de Pointe à Pitre en 1949. De toute évidence, sa collusion avec la droite pointoise en 1947 faisait désordre, eu égard à la ligne définie par le Parti.
Syndicaliste, par ailleurs, dans la fonction publique, Fengarol n’a jamais eu dans ce domaine l’aura de ses contemporains Paul Thilby, Félix Edinval ou Sabin Ducadosse dont l’action syndicale est restée gravée dans les mémoires. De même, le fait d’avoir été le premier président du Conseil d’Administration de la Sécurité Sociale en Guadeloupe, n’en fait pas pour autant ni le «Père Fondateur de la Sécurité Sociale, ni celui qui a donné la Sécurité Sociale aux Guadeloupéens» comme le Parti n’a eu de cesse de le marteler pendant des décennies! Histoire sans doute de dissimuler les plus extrêmes réserves émises par Maurice Thorez contre l’octroi de l’assimilation aux quatre vieilles colonies! Ou surtout, le refus d’Ambroise Croizat, Ministre communiste du travail à la Libération, d’étendre la Sécurité sociale à ces nouveaux départements d’outremer!
Sa véritable aversion pour la personne de son rival politique pointois, le socialiste Paul Valentino, permet à la fois de cerner des aspects méconnus du personnage et d’expliquer tout autant les circonstances exactes de son décès. Les deux hommes ont, en effet, cohabité au sein de la cellule pointoise de la S.F.I.O. avant la Seconde guerre mondiale, à l’heure où, surfant sur les espoirs suscités par le Front Populaire, Valentino fait ses premières armes en politique en mobilisant les «forces prolétariennes». Lui aurait-il alors fait de l’ombre, ou a-t-il perçu en lui un démagogue? Quoiqu’il en soit, Fengarol rejoint avec armes et bagages, dès 1944, les pionniers de l’implantation du parti communiste en Guadeloupe. Or, en faisant exploser l’Entente Prolétarienne conclue sur des bases d’union des forces de gauche, Valentino est le premier à avoir déclenché les hostilités. Elu dans la foulée Maire et Conseiller Général de Pointe à Pitre et Député de la Guadeloupe dès 1945, il en a largement récolté les lauriers, lui dont l’ambition, affichée le 1er juillet 1940 au plus fort de la débâcle, était de diriger la Guadeloupe. Brillant orateur, il monopolise régulièrement la parole au sein des Assemblées délibérantes, jouant volontiers le rôle de «donneur de leçons» à une classe politique émerveillée. Manifestement, sa réussite insolente dérangeait les dirigeants communistes, au premier rang desquels Amédée Fengarol. D’autant que, d’emblée, Valentino reproche aux Communistes de soutenir une idéologie prônant une «révolution brutale qui ne peut que conduire à l’affaiblissement du prolétariat».
Une fois la départementalisation acquise, les institutions se mettent en place progressivement. Aussi, dès 1947, se déroule une nouvelle élection municipale offrant à Fengarol l’opportunité de faire «tomber de son piédestal» le maire sortant. Sauf que les suffrages populaires ne vont pas dans le sens de ses intérêts puisque la liste S.F.I.O. conduite par Valentino obtient 14 sièges et devance la liste communiste de Fengarol qui n’en a que 11 et la liste d’union de la droite et des modérés qui en obtient 8. Qu’à cela ne tienne! Selon le rapport du Préfet Philipson, au moment de l’élection du maire, «suite à un accord assez obscur entre le bloc modéré et le bloc communiste, il y a eu collusion au troisième tour de scrutin et c’est le Docteur Adrien Bourgarel qui est élu maire de Pointe à Pitre».
Autrement dit, le 14 décembre 1947 Amédée Fengarol a ajouté les 11 voix du groupe communiste aux 8 de la droite, un conglomérat composé du MRP dirigé par Bourgarel, du RGR (le parti de Maurice Satineau), du R.P.F. (gaulliste) et d’un socialiste indépendant (l’opportuniste Henri Rinaldo). Qui plus est, ce faisant, il apporte son soutien et ses suffrages à la bourgeoisie pointoise et aux magnats du négoce tels Audebert et Barbotteau, présents sur la liste de Bourgarel alors que le Parti n’a de cesse de les montrer du doigt.
Une compromission de haut vol, profondément scandaleuse dans le virulent contexte de la guerre froide qui débute précisément en cette année 1947 après que Moscou ait interdit aux Communistes d’accepter l’aide américaine du plan Marshall. Nonobstant cet appel à la scission idéologique, le Camarade Fengarol viole les règles en s’acoquinant avec la droite et réussit ainsi à évincer Valentino du fauteuil de maire. L’a-t-il fait en accord avec Elie Mignot, délégué du Parti Communiste français aux Antilles? Nous avons quelques raisons d’en douter car il est de notoriété publique que de nombreux désaccords opposaient les deux hommes, Fengarol ayant même ouvertement «injurié sa mère» lors d’une réunion de cellule.
Dans l’Etincelle du 22 juin 1948, Fengarol justifie son comportement dans un article intitulé: «Un pas en avant, deux pas en arrière». En voilà quelques extraits: «… Nous pourrions aisément nous considérer comme libérés du devoir de nous expliquer sur les événements qui se sont déroulés à la mairie de Pointe à Pitre le 14 décembre. D’un bout à l’autre du pays, nous sommes approuvés. A part quelques 500 intéressés et un groupuscule d’égarés qui, sans conviction d’ailleurs entourent l’illuminé qui, maintenant, fait suivre son nom de l’expression «ex-maire de Pointe à Pitre», le peuple nous a parfaitement compris. Le dimanche 14 décembre, la mairie a failli crouler sous les clameurs de joie dès que le dépouillement du scrutin pour l’élection du maire eut accusé 17 voix au Dr Bourgarel, donnant ainsi la certitude que le candidat socialiste avait perdu toute chance de revenir à la présidence de l’édilité de notre principale ville…
Valentino n’était plus maire de Pointe à Pitre. Une fois de plus les communistes venaient de mettre en pratique un certain nombre de principes qu’ils ne cessent de proclamer: d’une part nous prouvions que nous sommes des gens qui, en toutes circonstances savent conformer nos actes à nos paroles. Sans jamais désigner personne pour succéder à l’indésirable, nous avions promis à nos amis d’oublier de justes ressentiments pour libérer la ville du fardeau représenté par le mal élu de tant d’élections...D’autre part nous affirmions ainsi que toujours nous savons subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général et faire taire nos plus légitimes exigences devant les nécessités du bien public… Puisque ces messieurs nous en ont eux-mêmes fourni l’occasion, nous sommes entrés dans la combinaison municipale pour satisfaire une préoccupation politique primordiale: liquider le valentinisme , agent de la haute réaction et du capitalisme étranger...».
Cette collusion avec la droite pointoise dure trois longues années durant lesquelles Fengarol se lie d’amitié avec le Docteur Bourgarel. Les deux hommes sont d’ailleurs élus Conseillers Généraux dans deux cantons de Pointe à Pitre le 9 octobre 1949, Fengarol l’emportant sur Valentino qui est, cette fois, évincé également du Conseil Général. Durant le laps de temps où il exerce le mandat de Conseiller Général, il se singularise par son refus de siéger à la Commission financière où il venait d’être désigné par ses amis, estimant «ne pas vouloir collaborer avec les amis du matraqueur du peuple, le Ministre de l’Intérieur socialiste, Jules Moch»! Toutefois, son mandat de Conseiller Général acquis avec 52,6% des suffrages sera annulé pour son caractère litigieux par le Conseil d’État, alimentant de fait le climat de suspicion qui prévaut durant la campagne en vue des désormais légendaires élections municipales de janvier 1951.
Pourtant, ces élections cantonales de 1949 avaient, à la source, fait naître une lueur d’espoir. La défaite des partis de gauche qui contrôlaient le Conseil Général depuis 1945 est d’autant plus mal vécue par leurs dirigeants qu’elle offre la majorité de l’Assemblée Départementale à un ensemble hétéroclite de formations politiques identique à celui du Gouvernement de l’époque, connu sous le nom de la Troisième Force et réputé pour son instabilité caractéristique de la Quatrième République. A la manœuvre, le tandem Furcie Tirolien / Henri Rinaldo, bien conseillés par le Préfet Philipson, les trois hommes n’ayant en commun que leur volonté de combattre les Communistes. Valentino passant l’essentiel de son temps à Paris pour y exercer son mandat de parlementaire, c’est l’autre leader socialiste, Joseph Pitat qui prend l’initiative de réconcilier les forces de gauche en l’absence de Valentino, obnubilé lui aussi par son anti-communisme.
Déchu de son perchoir de Président du Conseil Général, acquis en 1945 grâce à l’Entente Prolétarienne, Pitat tire les leçons de la défaite de 1949 alors que le nouveau découpage des cantons avait été conçu pour favoriser la gauche. Cette dernière passe de 22 à 16 Conseillers Généraux, 12 socialistes et 5 communistes (et bientôt 4 après la trahison du Conseiller de Bouillante, François Lefort débauché par la nouvelle majorité pour siéger finalement au R.P.F.). Pitat qui est, par ailleurs, Maire de Basse-Terre, a très mal vécu l’épisode pointois de 1947 qui a fait perdre à la S.F.I.O. la mairie de Pointe à Pitre. Il se fait élire Secrétaire Général de son parti et publie dans la foulée un tract intitulé «l’Unité», appelant comme jadis à l’union des forces prolétariennes, tendant la main aux Communistes pour combattre ensemble au Conseil Général l’alliance entre la majorité et l’Administration.
Sans donner une réponse formelle à cette main tendue, les Communistes acceptent néanmoins une rencontre au sommet: Rosan Girard et Hégésippe Ibéné d’un côté, Joseph Pitat, Lucien Bernier et René Toribio de l’autre, parviennent à élaborer une plateforme d’actions communes qui va bien au-delà des espérances puisqu’elle inclut le règlement du contentieux municipal pointois. En effet, l’élection des adjoints ayant été annulée en Conseil d’État, l’accord prévoit deux postes d’adjoints pour la S.F.I.O. et deux pour les Communistes dont celui de premier adjoint pour Amédée Fengarol auquel le Parti impose ces nouvelles règles. Mais, si ce dernier se soumet et accepte de jouer le jeu de l’alliance, il n’en est rien de Valentino qui fait de la reconquête de «sa mairie» une véritable obsession. De fil en aiguille, la situation se dégrade et la démission des Conseillers municipaux socialistes et communistes aboutit en définitive au décret du 13 novembre 1950 qui dissout purement et simplement le Conseil municipal. Le nouveau scrutin est programmé pour le 7 janvier 1950 et l’élection du nouveau maire pour le jeudi 11 janvier que certains qualifieront par la suite de «jeudi noir»!
Durant cette campagne, Fengarol affiche sa volonté de respecter le pacte conclu avec les socialistes: « L’Entente Prolétarienne est indispensable à une bonne administration de la ville...Nous communistes, disons que nous sommes décidés à subir toutes les vexations pour que cette entente soit durable». Il critique même son ami Bourgarel auquel il reproche de «s’être jeté dans les rangs de la réaction en soutenant la nouvelle majorité au Conseil Général». Néanmoins, le discours que tient en conférence électorale le Camarade Nicolas Ludger semble plus qu’équivoque: «On nous reproche de nous être entendus avec le Parti dont M.Bourgarel est le Président. Aujourd’hui, comme hier, nous sommes prêts à faire un bout de chemin avec ceux qui veulent travailler pour le bien de la communauté».
Le ton est totalement différent du côté de Valentino qui récuse ouvertement le pacte imposé par son Parti à son insu: «J’aimerais mieux perdre mon mandat de député et avoir celui de maire», martèle-t-il dans tous ses discours. Convaincu d’être capable de réunir sur son nom les 17 suffrages nécessaires pour être majoritaire, il pense pouvoir ainsi contourner le pacte prévoyant d’attribuer le poste de maire à celui des deux partis de gauche arrivé en tête et celui de premier adjoint pour l’autre. Son retour en Guadeloupe se traduit par de nouvelles discordes au sein de la S.F.I.O. puisqu’il obtient le soutien inconditionnel de deux anti-communistes de poids, Raoul Sorèze et René Toribio. «Les communistes sont les ennemis notoires de la classe ouvrière», affirme par exemple Toribio. Or, à la même réunion de soutien à Valentino, Omer Ninine déclare que «l’entente entre socialistes et communistes fera disparaître totalement les forces réactionnaires».
Quant au groupe de la droite et des modérés qui, pour la circonstance, se présente opportunément sous l’étiquette du Rassemblement populaire et socialiste, si Bourgarel qualifie ses adversaires «d’affairistes qui entendent mettre au pillage les 125 millions d’argent frais que nous avons laissés dans les caisses municipales», son colistier Rinaldo annonce clairement la couleur: «Valentino ne sera jamais maire de Pointe à Pitre tant que je serai en vie». L’électorat de la droite manifeste son mécontentement face à la composition de cette liste qui, selon elle, fait la part belle au socialiste indépendant, Henri Rinaldo (devenu entre temps Président du Conseil Général) qui y compte 9 colistiers. Elle espérait surtout le retrait comme tête de liste d’Adrien Bourgarel au profit du Docteur François-Julien. Cet électorat de droite annonce son intention de s’abstenir.
Le dépouillement opéré à l’issue du scrutin du 7 janvier 1950 donne les résultats suivants:
Inscrits: 15.208.
Votants: 3172.
Suffrages exprimés: 3145.
Nombre de sièges: 33.
Liste S.F.I.O.: 1394, soit 15 sièges.
Liste communiste: 1056, soit 11 sièges.
Liste du Rassemblement populaire et socialiste: 699, soit 7 sièges.Avec une participation de seulement 20,85%, les résultats obtenus ne peuvent satisfaire aucun des trois protagonistes. Valentino a, certes, gagné un siège par rapport à 1947, mais il lui en manque deux pour avoir une majorité absolue. Les Communistes conservent leurs 11 sièges tandis que la droite en a perdu un. Manifestement, le nouveau Conseil municipal s’avère ingouvernable, à moins de débauchages ou d’alliances de circonstance! C’est très clairement cette option qui se profile dès le lendemain du scrutin. Fengarol est alors marqué à la culotte par les cadres du Parti et par Elie Mignot dépêché par Paris pour éviter les compromissions de 1947. Les Communistes adressent un courrier à la S.F.I.O. afin de définir les modalités de l’élection du maire et des adjoints et le programme de la Municipalité. La réponse des socialistes, restant très vague sur ces deux points, est interprétée comme une fin de non - recevoir. Les élus de droite eux, au prix de nombreuses tractations, refusent toute combinaison et annoncent leur fidélité à M. Bourgarel.
Convoqué le 11 janvier 1950 à 18 heures pour l’élection du maire et des adjoints, le Conseil municipal s’apprête à vivre une soirée cauchemardesque. D’autant que deux Conseillers, un Communiste et un de droite, se sont entre temps rendus en France et leur absence affaiblit encore le camp des opposants à Valentino. Durant les deux premiers tours de scrutin, chaque parti vote pour son candidat, les 31 suffrages exprimés se portant sur Valentino (15 voix), Fengarol (10 voix) et Bourgarel (6 voix). Mais, au troisième tour, c’est Fengarol qui est élu maire avec 16 voix contre 15 à Valentino. Les élus de droite, expliquent leur revirement par l’arrogance affichée par Valentino pour les uns, par l’amitié entre Bourgarel et Fengarol pour les autres.
Tirant les leçons de la précédente élection de 1947, les socialistes redoutaient ce scénario. René Toribio avait alors amené du Lamentin deux «chars» de supporters socialistes qui explosent littéralement à la proclamation des résultats et déclenchent une bagarre générale durant laquelle les coups de poing pleuvent. Fengarol aurait-il été frappé comme l’affirme Ulysse Laurent dans un long article de l’Etincelle du 27 janvier 1951?
«… Valentino fonce tête baissée sur Fengarol, Président de séance, montrant ainsi le peu de respect qu’il porte à la Démocratie dont il ose si souvent profaner le nom. Les hommes de mains amenés du Lamentin et d’ailleurs, obéissant aveuglement aux consignes de Valentino, grimpent sur les tables, mettent l’Assemblée dans l’impossibilité de continuer ses travaux. Quelques forcenés se dirigent vers notre cher Camarade. Les plus exaltés le menacent, le touchent, le bousculent, le frappent. Dominant ces fanatiques qui font si bon marché des libertés démocratiques, Fengarol lève la séance, renvoie la suite des opérations à une date ultérieure et s’apprête à quitter la salleAlors Valentino, en véritable chef de gang, donne l’ordre de ne pas laisser partir Fengarol et de s’emparer de sa personne. Les scènes de violence redoublent d’intensité. Fengarol est sérieusement pris à partie, le Rouget de Lisle de la Mairie est éventré selon les plus chères méthodes d’Hitler. Cependant, Fengarol se dégage et, accompagné d’une foule immense, arrive à la Permanence du Parti».
Les rapports officiels ne font pas du tout état de ces violences. Par contre, ils décrivent un homme livide, très fatigué qui, après avoir pris la Présidence, renonce à poursuivre les opérations électorales du fait de l’hostilité croissante des partisans de Valentino. Il est ensuite exfiltré ainsi que ses colistiers par les militants communistes qui se rendent tous à la permanence du Parti. Restés seuls dans la mairie, les conseillers socialistes procèdent par le vote d’une motion à la proclamation de quatre adjoints, tous socialistes. Des attroupements plus ou moins violents se poursuivent dans la rue jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Suite à un premier malaise au siège du Parti, Fengarol est conduit chez le docteur Montantin, puis à son domicile en compagnie d’Elie Mignot. Mais, vers 21h30, on le ramène chez le docteur Montantin où il décède presque aussitôt. Le rapport des Renseignements Généraux à ce sujet est on ne plus clair:
«Cette mort paraissait naturelle.Toutefois, à la requête de Madame Fengarol, M. le Procureur de la République a commis quatre médecins pour procéder à une autopsie. Réalisée le vendredi 12 janvier à 11 heures, cette dernière a donné lieu aux conclusions suivantes selon le rapport de M. le Sous-Préfet de Pointe à Pitre, Edouard Bornecque dont extrait ci-dessous:
Des renseignements qui m’ont été fournis, il résulte que les praticiens commis à cet examen n’ont pu définir les conditions de son décès. Il m’a été souligné qu’au cours de l’examen de l’estomac de l’intéressé, ces praticiens auraient trouvé des tâches ecchymotiques à la grande courbure, ainsi que des ecchymoses à la face externe de l’estomac.
En définitive, il apparaît que les viscères doivent être envoyées sans délai dans un laboratoire du continent pour un examen approfondi, mais qu’en tout état de cause, jusqu’au résultat de cet examen, les praticiens ne peuvent admettre la conclusion d’une mort naturelle…
Les superstitions et croyances locales quant à ce décès se donnent libre cours. Certains y voient la justice de Dieu, d’autres l’action d’un «quimbois», d’autres plus réalistes parlent de poison. La mort naturelle paraît à beaucoup plausible».
Témoin privilégié de l’ensemble du déroulement des faits, avant que les rumeurs et les accusations ne pleuvent de toutes parts, Ulysse Laurent poursuit son récit dans son article du 27 janvier 1950:
«Arrivé à la Permanence du Parti, après avoir invité les citoyens qui l’ont suivi à rentrer chez eux dans le calme, il se met au travail et prend quelques décisions en rapport avec ses nouvelles fonctions.Soudain, notre Camarade se sent pris à la gorge par une soif inextinguible. On lui apporte plusieurs bouteilles de limonade qu’il absorbe sans éprouver de soulagement. Bientôt, il s’affaisse. On le transporte chez le docteur Montantin. Après quelques soins, il revient à lui et peut regagner son domicile. L’on respire et l’on pense à un malaise passager vite dissipé. Vers 22 heures cependant, l’état de notre Camarade s’aggrave brusquement. On le ramène de nouveau chez son médecin. Mais celui-ci ne peut que constater le décès».
Dès le lendemain, les murs de Pointe à Pitre sont couverts d’inscriptions: «Valentino assassin!». On accuse aussi l’un de ses colistiers, Antoine Blondin, employé au Service d’Agriculture, d’avoir empoisonné Amédée Fengarol par une piqûre au curare. La limonade, pourtant offerte par ses amis communistes, devient curieusement aussi le moyen par lequel il a ingurgité le «poison»!
L’Etincelle emboîte le pas dans son numéro du 13 février 1951 intitulé: «Où en est l’analyse des viscères? La Guadeloupe laborieuse exige que les meurtriers de Fengarol soient recherchés et châtiés sans pitié.
Pour nous, notre opinion est faite. Fengarol a été assassiné. La Voix Populaire qui, dit-on, ne se trompe jamais, se manifeste et, déjà des inscriptions sont tracées sur les murs de la Ville qui reflètent les sentiments de la population… On a finalement assassiné Fengarol. Ici comme ailleurs, les Communistes, les vaillants défenseurs de la classe ouvrière, tombent, frappés par les coups meurtriers de la plus vile canaille. Mais pour notre camarade l’arme la plus lâche et la plus sournoise a été employée. Que cela illustre bien l’ignoble férocité et la crapuleuse vilenie des ennemis du peuple! Bientôt, si nous n’y mettons ordre, ces bêtes malfaisantes, organisées en bandes armées parcourant villes et campagnes, frapperont nos meilleurs camarades...»
Dans l’Etincelle du 8 mars 1951, Jules Boisel remet une louche en titrant carrément: «Qui est l’assassin de Fengarol?»
La Guadeloupe honnête et laborieuse a la conviction que notre camarade a été victime d’un empoisonnement. Et ce n’est pas depuis que tous les murs de la ville de Pointe à Pitre portent des inscriptions que cette conviction existe; c’est tout de suite après sa mort, à l’instant même où en laissant la mairie à 20 heures ce jeudi-là, il s’est trouvé indisposé… M. Valentino va jusqu’à demander au Conseil de voter une motion de flétrissure contre la population de la ville qui soupçonne un membre de son groupe au Conseil municipal d’être l’assassin de Fengarol...» Et Boisel de terminer son article, dans lequel il n’apporte pas l’ombre d’une preuve de ses accusations, par la grande messe traditionnelle des dirigeants communistes: «L’assassinat de Fengarol résulte d’une série de mesures prises par les impérialistes américains pour la mise au point de leur dispositif d’agression contre l’Union soviétique et la liberté des peuples… Si l’on veut connaître l’assassin de Fengarol, on doit chercher à qui profite le crime?».
Que Jules Boisel, en pleine guerre froide, se défoule ainsi sur «l’impérialisme américain», cela peut se concevoir, le fanatisme militant étant de rigueur dans les deux camps. Mais lorsque, bien des décennies plus tard, l’affaire ressurgit par voie de presse impliquant la C.I.A. ou le Maccarthisme en vertu de dossiers fantômes prétendument fournis par le KGB, ou compliquant encore l’intrigue en évoquant «une filière guinéo-malienne alimentée par Sékou Touré et Modibo Keita», l’on est en droit de s’interroger sur les motivations réelles qui conduisent certains à se torturer les méninges pour fabriquer après coup un héros de pacotille. Car à qui peut-on logiquement faire avaler la pilule selon laquelle, en pleine guerre de Corée, la guerre froide se serait offerte un raccourci guadeloupéen en découvrant une menace potentielle pour les intérêts de l’Oncle Sam en la personne d’Amédée Fengarol, ce petit maire mal élu de Pointe à Pitre? Fort heureusement, la recherche historique menée a posteriori par des professionnels de la mémoire permet, sans parti pris, de dépassionner la quête de vérité en s’appuyant sur des documents d’archives difficilement contestables. En l’occurrence, pourquoi n’avoir jamais publié les conclusions de l’analyse des viscères, effectuée par l’Institut médico-légal de Paris qui écartait l’hypothèse d’un empoisonnement de Fengarol? Seul Valentino en faisait état à l’époque, mais il était le plus mal placé pour convaincre sans s’attirer les foudres des dirigeants communistes. Plus étonnant, personne n’a donné foi à la conclusion de cette affaire donnée par le Préfet Philipson dans son télégramme du 13 janvier 1951 adressé au Ministre de l’Intérieur. S’appuyant, en effet, sur les résultats de l’autopsie réalisée la veille, il est on ne peut plus catégorique:
«Fengarol qui, en sortant de séance, avait manifesté des signes de fatigue, est mort d’une rupture d’anévrisme vers 22 heures».
Cela corrobore les aveux tardifs que nous avions recueilli auprès de plusieurs anciens compagnons de route de Fengarol, et pas des moindres (Ibéné, Songeons, Boisel, Girard) qui, au seuil de leur vie ont reconnu avoir habilement usé à l’époque d’une stratégie d’exploitation de la dépouille d’un Fengarol «mort de sa belle mort». Fengarol souffrait de longue date de troubles vasculaires et avait, répètent ses amis, «une mauvaise tension». Exténué à la suite de cette campagne électorale, c’est un homme physiquement très diminué et particulièrement angoissé par la réaction des militants socialistes présents en nombre lors de l’élection du maire et redoutant ses nouvelles intrigues de couloir. Sinon, comment expliquer cette psychose du tueur qu’il développe alors, au point d’avouer, entre autres à Ibéné, que «Valentino a placé un tueur derrière moi!»
type de pratique victimaire est récurrent chez les Communistes. Le Parti frère martiniquais a, lui aussi, son Fengarol en la personne d’Albert Crétinoir, maire très populaire de Basse Pointe, décédé d’une crise cardiaque en décembre 1952. Dans l’organe de presse du P.C.M., Albert Crétinoir n’est pas, lui non plus, mort de mort naturelle, la main de l’impérialisme américain ayant là encore œuvré en eaux troubles!!! Ce P.C.M. va, avant le P.C.G., connaître une violente crise interne suite à la démission d’Aimé Césaire consécutive à l’écrasement de la Révolution hongroise par les chars russes en octobre 1956. Suite à sa lettre d’explication adressée à Maurice Thorez, Césaire devient la bête noire du P.C.M., qualifié de renégat par Léopold Bissol en personne, ce Camarade que Césaire avait pourtant fait passer de l’ombre à la lumière en mars 1946. Pour mémoire, enfin, rappelons cette citation de l'illustrissime Alexandre Soljenytsine: " Chez les Communistes, le mensonge est une sorte de choléra permanent!".
René BELENUS, Historien.
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