14 Juin 2019
Si les syndicats d'enseignants le permettent, l'épreuve de philosophie au baccalauréat aura lieu ce lundi 17 juin, à partir de huit heures aux Antilles.
L'ancien professeur en cette discipline que je suis, s'intéresse toujours à l'évolution des jeunes face à une discipline dont ils n'ont abordé l'étude que depuis quelques mois.
Une minorité seulement semble en avoir saisi l'importance et « l'utilité ». Je ne dispose pas de l'espace nécesaire pour entrer dans le détail de cette question. Il me faudrait pour le faire (et encore !) écrire une dizaine d'articles, que ne liraient que ceux (probablement moins de 5% , quel que soit le milieu social desdits élèves) qui n'en ont pas besoin ayant joui profondément de l'enseignement de leur professeur, que celui-ci ait été excellent ou quelconque.
Que ne comprennent pas certains candidats, qu'ils aient réussi ou non à l'examen ?
Un rite annuel permet de détecter la cause de cette incompréhension, celui qui consiste pour les journalistes qui questionnent les candidats, - le jour de l'épreuve, à la sortie des salles d'examen, - sur le sentiment personnel qu'ils ont de leur travail. Or presque mécaniquement les jeunes-gens concernés répondent soit qu'ils ont « pris le commentaire de texte » assimilé par eux, bien à tort à une paraphrase, soit s'ils s'agit d'une dissertation « ca a été. Sur la liberté ( par exemple) j'avais bien révisé mon cours, et j'ai dit ce qui devait être dit ». Or réciter, même fidèlement un cours n'est pas philosopher. La philosophie n'est pas un psittacisme (récitation mécanique à la façon d'un perroquet). Comment reprocher, aux gamins, cette erreur quand on sait ce qu'énonce ci-dessous, dans un deuxième article mon collègue Guillaume Von der Waid rappelant que l'on a persuadé les élèves depuis l'origine de leur scolarité qu’il faut répéter pour apprendre.
Dès lors le candidat moyen (c'est-à-dire la très large majorité) se retrouve dans le grand nombre des perroquets, même si le professeur durant l'année scolaire les a fait réfléchir sur cette pensée d'Alain « savoir par cœur n'est pas savoir ».
Interroger les philosophes, c'est-à-dire les lire et méditer, c'est déjà les critiquer. Le commentaire d'un texte de Descartes ou de Rousseau, implique bien sûr la compréhension de ce que dit l'auteur, mais aussi sa critique justifiée par des raisonnements.
Les professeurs, ceux qui s'intéressent à leur métier, et … à leurs élèves, ont conscience de la difficulté qu'il y a pour des adolescents de 17 et 18 ans d'une part à comprendre des problèmes qu'ils ne font, à leur âge, qu'entrevoir, mais encore plus à oser critiquer un Kant ou un Bergson. Aussi les professeurs le savent bien qui tiennent compte de ces facteurs, et de la « tendreté » des candidats (sauf exception).
Je peux témoigner, pour avoir participé aux rencontres d'harmonisation des professeurs avant, pendant, et après correction du soin apporté à ce travail qui tend à éliminer le caractère parfois trop subjectif de l'appréciation des copies par tel ou tel d'entre nous. Donc il faut écarter (au moins partiellement) le préjugé que « çà dépend du correcteur » que reprennent les candidats en quête d'alibi.
Ce qui explique la baisse globale et indiscutable du niveau, c'est le manque de lecture personnelle et méthodique, explicable en partie par l'usage inconsidéré et compulsif des téléphones portables, des tablettes, etc, véritable fabrique de débiles, et le développement d'une vie civile qui tend à éliminer toute vie intérieure.
Un devoir de philo n'est ( ne doit jamais être) une récitation. Imaginons l'énoncé suivant : « qu'est-ce qu'être libre ? » La solution n'est pas de réciter le cours sur la liberté, mais de problématiser la question. En pensant par exemple à cette phrase d'André Gide, introduisant le roman de St-Exupéry Vol de nuit : « on n'est libre que dans l'acceptation d'un devoir »
Devoir et liberté, voici une problématisation prometteuse, qui permet d'ailleurs de réfléchir même si l'on n'a pas lu tous les grands auteurs, et même le vieux Kant qui, dans sa Critique de la raison pratique écrivit sur notre sujet ce texte que je trouve admirable et digne de méditation : « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission, qui cependant ne menaces de rien de ce qui éveille dans l'âme une aversion naturelle et épouvante, pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une loi qui trouve d'elle-même accès dans l'âme et qui cependant gagne elle-même, malgré nous, la vénération (sinon toujours l'obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret ; quelle origine est digne de toi, et où trouverait-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes ? Ce ne peut être rien de moins que ce qui élève l'homme au-dessus de lui-même (comme partie du monde sensible), ce qui le lie à un ordre de choses que l'entendement seul peut concevoir et qui en même temps commande à tout le monde sensible et avec lui à l'existence, qui peut être déterminée empiriquement, de l'homme dans le temps, à l'ensemble de toutes les fins qui est uniquement conforme à ces lois pratiques et inconditionnées comme la loi morale. Ce n'est pas autre chose que la personnalité, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière, considérée cependant en même temps comme un pouvoir d'un être qui est soumis à des lois spéciales, c'est-à-dire aux lois pures pratiques données par sa propre raison, de sorte que la personne, comme appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre personnalité, en tant qu'elle appartient en même temps au monde intelligible. Il n'y a donc pas à s'étonner que l'homme, appartenant à deux mondes, ne doive considérer son propre être, relativement à sa seconde et à sa plus haute détermination, qu'avec vénération, et les lois auxquelles il est en ce cas soumis, qu'avec le plus grand respect. Pour cette raison, toute volonté, même la volonté propre à chaque personne, dirigée sur la personne elle-même, est astreinte à la condition de l'accord avec l'autonomie de l'être raisonnable, [...] par conséquent à ne jamais employer le sujet simplement comme moyen, mais conjointement avec elle-même comme fin ».
C'est sérieux et austère, comme du Kant, et tellement éloigné de la bouillie pour les chats (de « maîtres indignes) que l'on nous sert présentement sous l'étiquette « moderniste ». C'est par là que je voudrais terminer ma bafouille matinale. Au candidat de lundi qui, par hasard m'aurait lu jusqu'ici, je donne à réfléchir sur ceci : Et si lundi, 17 juin, à Pointe-à-Pitre, et Fort de France c'était ce texte que vous aviez à commenter ? Allons, allons, au travail ! (Le Scrutateur) .
(https://lincorrect.org/le-poil-de-cul-de-la-philosophie/ )
Le bac approche et avec lui l’épreuve si redoutée de philosophie. Car la philosophie est une double épreuve. Pas seulement d’examen, mais aussi psychologique. Comment ne pas trembler devant l’évaluation d’une discipline si insaisissable, si complexe, si subjective ? Comment ne pas douter de soi quand on ne sait pas ce qu’on attend de vous ? En l’absence de critères clairs de notation, la philosophie angoisse au lieu de rasséréner et paralyse au lieu d’affermir. Contre-productivité de l’école ou nature même de la philosophie ?
L’incertitude qui entoure l’évaluation philosophique provient moins du flou de ses critères que de son objet : le savoir ou la réflexion ? Car si ces deux pôles de l’intelligence vont de pair dans la vie courante, ils sont séparés dans le travail philosophique, où la réflexion domine. On dira que la réflexion suppose toujours le savoir, ne faisant ainsi que confirmer leur différence. Que l’épreuve du 100 mètres suppose qu’on ait des chaussures ne fait pas des coureurs des cordonniers. Or l’institution scolaire, qui tremble de réveiller la “guerre des programmes” (1975-2005), tente la réconciliation en affirmant qu’il faut faire les deux : apprendre des savoirs et exercer sa pensée. Synthèse habile mais inaudible pour des élèves à qui, depuis le début de leur scolarité, on répète qu’il faut répéter pour apprendre. D’où deux types de réactions : l’impuissance et la panique. L’impuissance de ceux qui ne font rien sous prétexte qu’on ne sait rien, la panique de ceux qui veulent tout savoir alors qu’on ne peut pas.
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Et pourtant, le but de l’épreuve est aussi simple que celui de la philosophie : penser. Mais qu’est-ce que penser ?
Tout d’abord, on ne pense pas par références, sans quoi Wikipédia ou Siri seraient des génies. Montaigne le disait déjà : “mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine”. Quand toutes les informations sont sur Internet, y compris les fausses, il s’agit plus que jamais de réfléchir davantage que de remplir. Réfléchir à quoi ? aux choses, aux choses telles qu’elles sont c’est-à-dire, puisque nous décidons de les créer, de les nommer, de les utiliser, des choses telles qu’elles pourraient être autrement. Exemple ?
“Un poil de cul” dis-je souvent à mes élèves. Poil plus réel que la caverne de Platon ou l’épistémologie de Popper. Tout le monde en a, tout le monde en a honte. Voilà la clé. La honte, comme le comique, le scandale, l’angoisse, est un indice de vérité. La pensée n’est jamais plus à l’aise que dans le réel tel qu’il gêne, c’est-à-dire réclame d’être pensé. Le poil est naturel mais honteux. On le cache et on l’exhibe, on l’épile et on le coiffe, on l’épouille et on le maquille. Bref, il gratte. Le réel pose problème et penser, c’est le faire parler.
Si vous partez de théories déjà pensées, de jargon déjà désséché, d’auteurs déjà morts, vous ne produisez pas de pensée, vous ne faites au mieux que la stimuler chez les 5% d’élèves qui baignent déjà dans la réflexion. Lorsque seuls 5% d’une génération accédaient au lycée, les “cours” conduisaient au conformisme. Aujourd’hui, cela conduit à l’exclusion. D’où les lamentations, chaque année plus aiguës, sur la baisse des résultats, auxquelles répondent les repêchages les plus profonds. Or ce n’est pas le niveau qui baisse, c’est une certaine vision de l’enseignement qui peine à renoncer à l’étroitesse de sa cible, concentré sur les savoirs universitaires. Le poil au contraire amène chacun à penser à la pudeur, au corps, au désir, aux normes sociales, à la morale, à l’opposition nature-culture et, avec un peu de dextérité, aux 20 notions du programme. L’erreur des programmateurs est de partir de ce qu’ils sont, de l’éminente culture qu’ils ont si chèrement payée, en imaginant que, par une nouvelle application de la théorie du ruissellement, les échanges de savoirs produiront la richesse des idées. On comprend ainsi comment un professeur peut en venir à affirmer, sur le site d’une association de professeurs de philosophie (Acireph) que les élèves “ne sont pas doués de réflexion autonome”, et que “penser par soi-même est une fiction”. La philosophie doit sortir de sa caverne.
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On prend certes le risque de penser hors-cadre, ce qui m’a d’ailleurs valu quelques rappels à l’ordre. C’est pourtant le cœur même de la pensée : sortir d’un récit essentiellement social, impersonnel, qui sert surtout celui qui l’utilise. Une théorie est d’abord un talisman. Au contraire penser, c’est forcer la pensée, comme on force un coffre.
D’où des critères d’évaluation simple, que je constate chaque année en commission d’harmonisation : combien une copie pense-t-elle ? Le problème du sujet a-t-il été compris, c’est-à-dire la réalité gênante qu’il interroge est-elle décrite, dépliée, traitée, résolue ? La gêne de la vérité, le scandale du désir, le comique de l’art, l’angoisse de la liberté, ont-ils été relevés ? On se fiche pas mal des références, des plans en deux ou trois parties. La vraie philosophie se moque de la philosophie. Mettre en difficulté la pensée par des réalités poisseuses, hybrides, intolérables, nous sortir des platitudes d’une société qui affiche plus qu’elle ne voit, qui signalise plus qu’elle ne signifie, voilà son rôle. Une bonne copie ne tombe pas dans le panneau.