1 Décembre 2018
Emmanuel Macron est en mauvaise forme. Ce n'est pas un souhait mais un constat. L'image du jeune prince rédempteur de juin 2017, (forgée par des officines secrètes et influentes), destructeur de l'ancien monde, et promoteur du « nouveau monde », n'est plus qu'un souvenir déjà lointain et qui s'efface, à jeter aux oubliettes.
Oh, je ne sais pas si le président de la république démissionnera demain, si sa tête courra les rues de Paris fichée au bout d'une pique sous les clameurs de la populace comme au bon vieux temps du bon roi Louis XVI. A dire vrai, je le souhaite pas, et sa chute éventuelle sera sûrement moins spectaculaire. Mais il est sûr que son avenir proche est celui d'un survivant épuisé, exténué par les intempérances siennes, et celles … de ses promoteurs d'hier, non moins exténués que leur créature d'un jour ;
M.Macron n'est pas un imbécile, mais il est d'une intelligence de post soixante-huitard, c'est-à-dire d'un monde vide, libertaire c'est-à-dire désireux d'agir sans entraves au nom d'une liberté absolue, mais sans boussole au milieu d'un océan sans étoile polaire. « Ne me dis pas de quoi tu es libre, mais pour quoi tu es libre », avait proclamé Nietzsche à l'aube du nouveau monde.
Nous sommes embarqués avec lui, au cœur de l'océan, libres. Mais pour faire quoi ?
Les inventeurs cachés du monde nouveau ces obscurs Pygmalions n'en savent pas plus que lui. D'où l'actuelle tragédie dont les éclats fulgurants des émeutes élyséennes ne sont que des préliminaires de drames plus redoutables, d'apocalypses mortelles.
A moins que … !
Ma culture n'est pas celle d'un fataliste résigné.
La France, et elle n'est pas seule à cet égard, a des ressources vitales en puissance, et rien, nulle crise, n'est assurée de clore, sinon la vie de l'humanité, du moins celle de notre nation, et d'autres communautés parmi celles qui méritent le nom de civilisation.
Notre épuisement actuel a des causes. L'article de Luc Ferry, que je soumet à votre jugement, fournit des éléments d'analyse du drame actuel. Ferry est un philosophe perspicace dont je souscris au diagnostique. Pour guérir un malade, quand il veut guérir, il faut d'abord diagnostiquer avec exactitude. Puis il faut proposer le remède. Le pape Jean-Paul II l'avait proposé dans son livre La foi et la raison.
Ceux qui lisent ces lignes feront-il l'effort de lire la prescription. Et s'ils choisissent la paresse, que Dieu ait pitié de nous ! (LS).
http://premium.lefigaro.fr/vox/societe/2018/11/28/31003-20181128ARTFIG00281-
CHRONIQUE - Le «prix du progrès» que nous payons aujourd'hui est celui d'une véritable liquidation des valeurs et des autorités traditionnelles auxquelles s'adossait la civilité.
Selon une enquête publiée dans Le Figaro en février dernier, il y aurait eu 283.631 actes de violences commis au cours de l'année 2017, soit une moyenne de 777 agressions par jour et une augmentation de 3,4 % par rapport à l'année précédente. Or, toujours selon cette enquête, il s'agit de violences «non crapuleuses», autrement dit d'actes de barbarie ou de haine commis sans but lucratif ni intérêt manifeste autre que la décompensation d'une agressivité latente, toujours prête à passer à l'acte.
Ces violences «gratuites» peuvent frapper n'importe qui, mais elles s'exercent au premier chef contre tout ce qui ressemble de près ou de loin à une autorité - pompiers, conducteurs de bus, professeurs, mais avant tout policiers, comme on le voit dans les débordements qui accompagnent désormais toutes les manifestations.
Il est indéniable que nous vivons aujourd'hui une crise de l'autorité, une crise qui n'a aucun équivalent dans le passé
Ces chiffres traduisent une situation insupportable que Gérard Collomb a fort bien décrite, hélas au moment de son départ. Comment l'expliquer? Il est indéniable que nous vivons aujourd'hui une crise de l'autorité, une crise qui n'a aucun équivalent dans le passé. Elle est à mon sens l'effet d'une tendance lourde que je décris depuis des années dans mes livres, la conséquence ultime d'un siècle qui, du point de vue de la critique des valeurs et des autorités traditionnelles, ne ressemble à aucun autre.
Il suffit d'adopter une vue cavalière sur l'histoire de la haute culture pour mesurer l'ampleur des révolutions dont notre continent fut le théâtre: en à peine un siècle, nous avons déconstruit la tonalité en musique, avec Schönberg et le dodécaphonisme ; nous avons aussi abandonné la figuration en peinture, avec l'avènement du cubisme et de l'abstraction ; dans le même temps, ce sont aussi les règles classiques de la littérature qui furent bouleversées avec Joyce et le nouveau roman, comme celles du théâtre avec Beckett ou Ionesco, de la danse, avec Béjart et Pina Bausch…
Bien au-delà du domaine artistique, ce sont toutes les figures traditionnelles du surmoi, des morales conventionnelles, religieuses ou «bourgeoises», qui furent ébranlées comme jamais dans notre histoire. Si nous considérons la vie de tous les jours, et non plus seulement la sphère élitiste des avant-gardes artistiques et littéraires, les bouleversements sont plus frappants encore.
Notre monde, tout simplement, a vécu ce que les historiens appellent désormais la «fin des paysans»
Le village dans lequel j'ai passé mon enfance, dans le Vexin, pas très loin de Paris, a changé sans doute davantage en cinquante ans qu'en cinq cents ans. Quand je dis à mes filles qu'il n'y avait pas de voitures à l'époque dans ce petit bourg, hormis celle du maire, qui possédait une «traction avant», et la Bugatti de mon père, parce qu'il était pilote de course, que seules quelques rares charrettes tirées par des percherons sillonnaient les rues, qu'on allait chercher le lait et les œufs, non dans un supermarché, mais à la ferme, où l'on assistait en direct à la traite des vaches, que les femmes faisaient la lessive au lavoir, avec des battoirs qui ressemblaient à de grosses raquettes de ping-pong ; quand je leur raconte que les paysans «faisaient les foins» à la faucille et coupaient le blé mur avec une faux, qu'ils liaient les gerbes à la ficelle et faisaient avec des meules qui nous servaient de maisonnettes, elles me regardent comme si je sortais de Jurassic Park… Si j'ajoute que mes frères et moi nous disputions le matin le privilège de moudre le café dans un «moulin à bras» dont le petit tiroir inférieur dégageait une odeur délicieuse, elles n'ont aucune chance de partager mon expérience.
Notre monde, tout simplement, a vécu ce que les historiens appellent désormais la «fin des paysans», non seulement leur remplacement par «l'agriculteur», mais une diminution sans précédent de leur nombre: il y avait environ six millions de paysans dans la France des années cinquante, il reste aujourd'hui à peine plus de 300.000 exploitations agricoles. Cette fascinante déconstruction des traditions fut en dernière instance l'effet de cette «destruction créatrice» dont Schumpeter a montré qu'elle était la logique de fond du capitalisme. Or elle présente deux facettes: d'un côté des innovations magnifiques et une émancipation gagnée pour certaines catégories de la population, à commencer par les femmes dont les jeunes générations semblent oublier qu'elles n'avaient pas le droit de vote jusqu'au lendemain de la guerre, mais de l'autre, une véritable liquidation des valeurs et des autorités traditionnelles auxquelles s'adossait la civilité. Et c'est ce «prix du progrès» que nous payons aujourd'hui.
Luc Ferry.