8 Août 2018
La pensée du jour : Saint-Exupéry parle de l'amitié et de la camaraderie. ( J. 09/08/2018 ).
J'ai beaucoup aimé Antoine de Saint-Exupéry, j'ai lu tous ses livres, et je crois avoir communiqué mon admiration à de nombreux jeunes gens, mes élèves, aux réunions d'un cercle dont j'ai déjà parlé.
Il n'était pas un philosophe, et son œuvre n'est pas d'ordre conceptuel et logique. Il fut pourtant, outre son métier d'aviateur de l'époque héroïque, un penseur et un romancier. Ses romans ont ceci de particulier que s'ils sont souvent des récits, ils ne relèvent pas cependant de la pure fiction. Dans ces œuvres, Vol de nuit, Terre des hommes, Pilote de guerre, il incorpore aux récits sa riche expérience humaine. C'est en ceci qu'il peut être considéré comme un maître.
Je ne veux pas être long car cette rubrique matinale a pour ambition de stimuler le lecteur à l'aube du jour, et non de l'assommer par une érudition trop pesante.
St-EX a vécu l'amitié, il en a parlé souvent. J'ai retenu pour aujourd'hui un passage du livre Terre des hommes, où il commente la mort de son vieux camarade Jean Mermoz, pionnier comme lui de l'aviation, qui disparut en plein atlantique dans les années 1930.
Ce qu'il nous dit me paraît vrai et profond. Et peut-être peut-on en déduire que l'amitié est, notamment, fille du temps et fécond, et que les « coups de foudre » sont peut-être, plus souvent qu'on ne croit, aussi trompeurs que les sirènes.
Deux mots, avant de conclure, sur la première des photos qui illustrent cet article. On sait que St-Exupéry mourut, dans son avion, en 1944, en mission d'observation au-dessus de la France occupée, dans le midi. Il ne revint jamais à Alger, son port d'attache. On pensait avec raison qu'il avait été abattu par la chasse allemande. Mais on n'avait jamais retrouvé l'avion.
On finit par le retrouver, il y a une quinzaine d'années, et parmi les restes cette gourmette que vous pouvez voir.
Le Scrutateur.
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« Ainsi Mermoz avait défriché les sables, la montagne, la nuit et la mer. Il avait sombré plus d’une fois dans les sables, la montagne, la nuit et la mer. Et quand il était revenu, ç’avait toujours été pour repartir.
Enfin après douze années de travail, comme il survolait une fois de plus l’Atlantique Sud, il signala par un bref message qu’il coupait le moteur arrière droit. Puis le silence se fit.
La nouvelle ne semblait guère inquiétante, et, cependant, après dix minutes de silence, tous les poètes radio de la ligne de Paris jusqu’à Buenos-Aires commencèrent leur veille dans l’angoisse. Car si dix minutes de retard n’ont guère de sens dans la vie journalière, elles prennent dans l’aviation postale une lourde signification. Au cœur de ce temps mort, un événement encore inconnu se trouve enfermé. Insignifiant ou malheureux, il eèt désormais révolu. La destinée a prononcé son jugement, et, contre ce jugement, il n’eèt plus d’appel : une main de fer a gouverné un équipage vers l’amerrissage sans gravité ou l’écrasement. Mais le verdiél n’eSt pas signifié à ceux qui attendent.
Lequel d’entre nous n’a point connu ces espérances deplus en plus fragiles, ce silence qui empire de minute en minute comme une maladie fatale? Nous espérions, puis les heures se sont écoulées et, peu à peu, il s’est fait lard. Il nous a bien fallu comprendre que nos camarades ne rentreraient plus, qu’ils reposaient dans cet Atlantique Sud dont ils avaient si souvent labouré le ciel. Mermoz, décidément, s’était retranché derrière son ouvrage, pareil au moissonneur qui, ayant bien lié sa gerbe, se couche dans son champ.
Quand un camarade meurt ainsi, sa mort paraît encore un aéte qui eSt dans l’ordre du métier, et, tout d’abord, blesse peut-être moins qu’une autre mort. Certes il s’eSt éloigné celui-là, ayant subi sa dernière mutation d’escale, mais sa présence ne nous manque pas encore en profondeur comme pourrait nous manquer le pain.
Nous avons en effet l’habitude d’attendre longtemps les rencontres. Car ils sont dispersés dans le monde, les camarades de ligne, de Paris à Santiago du Chili, isolés un peu comme des sentinelles qui ne parleraient guère. Il faut le hasard des voyages pour rassembler, ici ou là, les membres dispersés de la grande famille professionnelle. Autour de la table d’un soir, à Casablanca, à Dakar, à Buenos-Aires, on reprend, après des années de silence, les conversations interrompues, on se renoue aux vieux souvenirs. Puis l’on repart. La terre ainsi à la fois déserte et riche. Riche de ces jardins secrets, cachés, difficiles à atteindre, mais auxquels le métier nous ramène toujours, un jour ou l’autre. Les camarades, la vie peut-être nous en écarte, nous empêche d’y beaucoup penser, mais ils sont quelque part, on ne sait trop où, silencieux et oubliés, mais tellement fidèles ! Et si nous croisons leur chemin, ils nous secouent par les épaules avec de belles flambées de joie ! Bien sûr, nous avons l'habitude d’attendre...
Mais peu à peu nous découvrons que le rire clair de celui-là nous ne l’entendrons plus jamais, nous découvrons que ce jardin-là nous est interdit pour toujours. Alors commence notre deuil véritable qui n’est point déchirant mais un peu amer.
Rien, jamais, en effet, ne remplacera le compagnon perdu. On ne se crée point de vieux camarades. Rien ne vaut le trésor de tant de souvenirs communs, de tant de mauvaises heures vécues ensembles, de tant de brouilles de réconciliations, de mouvements du cœur. On ne reconstruit pas ces amitiés là. Il est vain, si l'on plante un chêne, d'espérer s'abriter bientôt sous son feuillage.
Ainsi va la vie,. Nous nous sommes enrichis d'abord, nous avons planté pendant des années, mais viennent les années où le temps défait ce travail et déboise. Les camarades un à un nous retirent leur ombre. Et à nos deuils se mêle désormais le regret secret de vieilir ».
Antoine de St-Exupéry ( Terre des hommes, Bibliothèque de la pléïade, édition de 1955. Pages 157 et 158.