24 Septembre 2017
En l'année 1958, pris d'une passion sans limites pour Victor Hugo, je lus la biographie, Olympio, où la vie de Victor Hugo, que lui avait consacrée l'académicien, très convenable ( comme aurait dit le cher Maurice Couve de Murville ) André Maurois.
Le livre, épais, était intéressant. Je m'y complus au poète d'abord, quoique peut-être vous en pensiez. Je ne restai pas cependant indifférent au fait que le jeune Victor aima sa femme Adèle plus que la moyenne des jeunes hommes. Il paraît que l'amour, ardente flamme, le fit rester puceau jusqu'au mariage, à l'âge de 18 ans par don absolu de sa personne à son Adèle adorée, mais que …. la première nuit d'amour, il l'aurait « honorée »... huit fois !!! Faut-il prendre à la lettre cet aveu juvénile? Les sceptiques sourcilleront rappelant, en parodiant cette fois cet autre archange des belles lettres, Arthur Rimbaud, qu'à 18 ans on est toujours un peu, beaucoup, bluffeur.
Je passai sans trop m'attarder, mais la suite de la biographie, par delà la politique, la vie littéraire, l'exil, etc, revint mais discrètement ( on était dans les années 50 ! ) sur les frasques nombreuses du grand homme, jusqu'à un âge très avancé.
Or voici que ces jours-ci, je lis l'ouvrage du philosophe Robert Misrahi, La joie d'amour, pour une érotique du bonheur aux éditions J'ai lu.
Et là, aux pages 86 à 88, j'ai retrouvé le cher Victor de mes 16 ans, en termes moins allusifs. Mon regard critique n'a plus la candeur prude de cette époque lointaine. Je crains bien d'avoir lu les pages de Misrahi, d'un oeil plus amusé que cruel, et non sans opérer de rapprochement avec un autre personnage qui connut son Waterloo politique dans une chambre d'hôtel à New York, en 2011.
Misrahi n'est pas un colporteur de ragots, pas un Tartufe aux aguets des failles parfois douloureuses et tragiques de ses frères humains. Du fait de la débâcle sexuelle d'Hugo, il déduit une morale, l'indice d'une conjuration de nos abîmes.
Le Scrutateur.
Victor Hugo et la sexualité.
Que la problématique de la souffrance et du conflit amoureux reste entière dans la perspective du papillonnage, c'est ce qu'illustre de façon caricaturale la vie de Victor Hugo. Dans son livre dynamique, Hugo Victor pour ces Dames1, Michel de Decker rassemble toutes les informations objectives qui permettent de se prononcer. Faits de notoriété publique ou carnets érotiques secrets de Victor Hugo, environnement et actions politiques, ou récit détaillé des événements privés, des voyages, des exils, des déménagements, et surtout des rencontres amoureuses historiquement avérées, tous ces documents construisent une image singulière de la vie et des choix érotiques de l'écrivain.
Sa vie sexuelle fut intense. Je n'ai pas l'intention de la juger puisque mon propos (je l'ai dit) n'est pas moralisateur. Et je n'ai pas non plus l'intention, au nom d'un moralisme caché concernant le sexe, de déprécier l'œuvre poétique et littéraire de Hugo. Si la vie personnelle de l'écrivain nous concerne ici, c'est parce qu'elle est exemplaire : non pas par sa « vertu » ou par son « énergie », mais par sa banalité. Par la banalité de son « humanité ». Non pas la banalité d'une sensibilité généreuse, mais la banalité d'une spontanéité irréfléchie.
Victor Hugo a aimé d'amour Adèle son épouse, Juliette Drouet sa maîtresse, jusqu'à leur mort, mais aussi, et en même temps que ces deux femmes, Louise Colet (qui sera liée à Flaubert), Judith Gautier (la fille de Théophile), Louise Michel (la Vierge Rouge), Sarah Bernhardt (la célèbre comédienne). À ces amantes, il faut ajouter de nombreuses admiratrices (parfois poètes elles-mêmes) et de fort nombreuses femmes de chambre, servantes, prostituées (en maison close ou en ville), les unes ou les autres étant, selon les carnets érotiques de Hugo, tarifées (Michel de Decker donne toutes les précisions). Dans ses carnets, Victor Hugo utilise des codes, des signes, des expressions latines ou espagnoles qui le plus souvent disent une « victoire » (« todo », tout) et rarement une défaite. Michel de Decker n'a peut-être pas complètement tort d'exprimer sa réprobation et de tenir son héros pour un « obsédé sexuel ».
Dans cette vie amoureuse totalement « libérée », on remarque certes la vigueur stupéfiante du jeune homme et du vieillard, mais aussi la fréquente simultanéité de ses amours et la présence constante et répétitive de la séquence traditionnelle affective (séduction - extase - « trahison » - souffrance des femmes - jalousie des femmes et de l'écrivain).
La vie « amoureuse » de Hugo est donc à l'évidence une vie surtout sexuelle dans sa pratique dominante, et totalement spontanée et irréfléchie dans sa conduite à l'égard de ses maîtresses. Il ne leur a évité aucune souffrance et n'a jamais reconnu, ni juridiquement ni concrètement, Victorine, la fille qu'il a eue avec Louise Michel.
Ce qui nous concerne dans cette vie, ce n'est ni « l'obsession sexuelle » (comme dit Michel de Decker), ni « l'immoralité », mais le fait qu'un écrivain de valeur ait tenté de déployer la liberté d'aimer sans se poser la question de la souffrance fréquente de ses femmes, ou de sa propre souffrance sporadique.
Si l'on peut se poser la question du courage de Victor Hugo dans sa démarche existentielle, ou de sa passivité face aux lectrices séduites-séductrices, il n'est pas douteux au contraire que sa vie présente, dans un miroir grossissant, ce qu'est le désir de tout être humain lorsqu'il n'est pas dépassé, transformé et reconstruit par la réflexion.
Quoi qu'il en soit, on ne risque guère de se tromper en affirmant que l'opinion la plus large admettra en souriant la légitimité des « frasques » du grand homme, tandis que, dans le même temps, elle jettera un regard réprobateur sur les amours multiples de l'homme quelconque (« tous les mêmes ! »).
La vie de Victor Hugo montre le lien éventuel du papillonnage à l'humaine condition, elle ne propose pas cependant de solution à la question de la souffrance et du conflit amoureux.
On le voit, les conflits et les souffrances dépendent essentiellement de l'attitude des sujets à l'égard de l'amour et à l'égard de l'autre. L'institution du mariage peut aggraver les conflits, ou les masquer (parfois même les résoudre), elle ne les crée pas.
Mais si les souffrances de l'amour proviennent des sujets et de leurs attitudes, c'est en agissant sur ces attitudes que les sujets auront une chance de connaître durablement la joie véritable de l'amour.