27 Novembre 2016
Il y a quelques jours, commentant un face à face télévisé entre concurrents politiques, je citais Paul Valéry : « Entre vieux loups, la bataille est plus âpre, plus savante, mais il y a des ménagements ».
Ce soir, victoire acquise pour François Fillon, me sont revenus quelques-unes de mes pensées pendant leurs « luttes »; pensées ironiques, indispensables je crois, en ce domaine de la politique, pour faire tomber la pression et relativiser ce jeu, parfois cruel, toujours dangereux, qui engendre trop souvent l'aigreur et la vulgarité ( ah! certains commentaires sur facebook et ailleurs ) et peut même dégénérer en guerre civile.
Rire est libérateur, surtout sourire.
Figurez vous que tout en démêlant les arguments de l'un et de l'autre, les soupesant, en observant les mimiques, les conduites d'évitement de l'un ou de l'autre, les attaques foudroyantes et imprévues, je songeais à une très ancienne lecture, en 1971, d'un livre de Konrad Lorenz, Tous les chiens, tous les chats ( Flammarion )
Konrad Lorenz fut un très grand savant, spécialiste du monde animal, mondialement connu.
Son oeuvre scientifique est considérable, et, que l'on se rassure je n'en parlerai pas ce soir.
Mais comme beaucoup de gens très intelligents, Lorenz aimait rire, ne pas s'enfermer dans le jargon et le faux sérieux.
Les animaux qu'il étudiait , il les aimait. Il aimait, pour se détendre, leur parler, jouer, se promener avec eux.
Et dans ce livre, il raconte quelques-unes de ces promenades, où le ton d'un grand père qui raconte des histoires à ses petits enfants, ne cèle pas le savoir, le vrai savoir, qui instruit en amusant, et où le goût de plaire ne le cède en rien au goût d'instruire.
Ce sont certains de ses récits, qui un peu insolemment se superposaient en ma perception à celle des échanges à la fois aigres et policés de François et d'Alain.
Nos deux compères sont comme nous, des descendants d'animaux ( le singe n'est jamais loin, sauf pour Taubira ), et pour le sujet dont je vous parle : les chiens, surtout, et les chats.
Tandis qu'Alain et François s'escrimaient, je pensais parallèlement, à Wolf et à Rolf.
Qui sont ces deux lascars? Je vous invite pour le savoir à lire les trois pages de Lorenz que j'ai copiées pour vous.
Croyez moi, ça peut toujours servir pour relativiser le prochain « débat » Lurel/Chalus, ou, qui sait L. Michaux-Chevry / Victorin Lurel.
Lisez donc Konrad Lorenz. C'est très drôle, et très analogique.
Et si vous faites bon accueil à ces pages, j'en ai quelques autres du même tabac, et aussi instructives, à votre disposition.
Le Scrutateur.
Rolf et Wolf, deux mâles typiques et singuliers.
« Wolf et moi marchons sur un sentier. Nous passons devant la fontaine municipale et, comme nous arrivons sur la grand-route, voici qu'apparaît Rolf, ennemi et rival traditionnel de Wolf. Il est planté en plein milieu de la route, environ à deux cents mètres de nous. Nous sommes forcés de passer devant lui, impossible d'éviter la rencontre. Ces deux chiens sont les plus forts du village, les plus redoutés, en d'autres termes ils ont le plus haut rang dans la hiérarchie locale. Ils se détestent cordialement, mais en même temps ils sont imbus d'un respect mutuel qui, à ma connaissance, les a empêchés jusqu'à présent d'en venir aux coups. Cette rencontre d'aujourd'hui semble leur inspirer à tous les deux une égale répugnance. Dans leurs jardins respectifs, ils n'hésiteraient pas à aboyer furieusement, à se lancer des menaces homériques, chacun étant sincèrement persuadé que sans cette clôture qui l'arrête rien ne pourrait l'empêcher de sauter à la gorge de son ennemi. Mais là, leurs émotions sont d'un autre ordre, et je les interprète ainsi (non sans quelque anthropomorphisme) : chacun des deux chiens a le sentiment qu'il doit à son prestige de mettre en action ses menacés antérieures, et il craint de perdre la face s'il ne le fait pas. Bien entendu ils se sont reconnus de loin, et aussitôt c'est la parade : leurs corps se raidissent, leurs queues se dressent à la verticale et, à mesure qu'ils approchent l'un de l'autre, leur allure se ralentit. Lorsqu'ils sont à environ quinze mètres de distance, Rolf s'allonge brusquement par terre, dans la pose du tigre accroupi. Rien d'hésitant ni de menaçant dans leur expression. Pas une ride sur leurs fronts ni sur leurs museaux, les oreilles sont droites, pointées en avant, les yeux grands ouverts. Si menaçante que soit l'attitude de Rolf pour un œil humain,
Wolf n'y réagit d'aucune manière : il se contente de marcher droit jusqu'à son rival et, une fois à sa hauteur, il s'arrête pile. Alors Rolf se redresse de toute sa taille. Les deux chiens sont maintenant flanc contre flanc, tête-bêche, et chacun renifle l'arrière-train de l'autre, généreusement offert. Cette ostentation de la région anale est l'expression de l'assurance chez les chiens, de la sûreté de soi : que celle-ci diminue, la queue baisse immédiatement. On peut lire dans l'angle qu'elle fait avec le corps, comme sur un indicateur, le degré exact de courage du chien à cet instant.
Pendant un moment les deux animaux conservent la même position, tendue, puis graduellement les deux têtes impassibles commencent à se plisser : des lignes verticales et horizontales apparaissent sur les fronts, toutes dirigées vers un point central, au-dessus des yeux. Les museaux se rident. Les crocs se découvrent. Ces expressions ont un sens évident de menace : elles se retrouvent également chez les chiens qui ont peur et qui, acculés, opposent la violence défensive à la violence agressive. Quant au moral du chien, à sa capacité de contrôler la situation, deux parties de la tête seulement l'indiquent : les oreilles et les coins de la bouche. Si les oreilles sont droites et pointent en avant, si les commissures se relèvent, le chien n'a pas peur et peut attaquer à tout moment. Tout vestige de peur s'exprime dans un mouvement correspondant des oreilles et des coins de la bouche, en arrière, comme si les forces obscures qui l'incitent à fuir tiraient l'animal de leur côté. L'attitude de menace, elle, s'accompagne de grognements : plus ils sont graves (de ton), plus l'animal se sent sûr de lui. (Le grave et l'aigu étant évidemment des notions relatives au registre propre du chien : un fox-terrier belliqueux aura naturellement un grognement moins grave qu'un saint-bernard timoré.)
Donc Rolf et Wolf sont toujours flanc contre flanc. Ils se mettent maintenant à tourner l'un autour de l'autre. Je m'attends à ce que d'un moment à l'autre les hostilités commencent, mais l'équilibre des forces est tel qu'il semble empêcher une déclaration de guerre. Les grognements sont de plus en plus menaçants et il ne se passe toujours rien. Les coups d'œil que Wolf d'abord, Rolf ensuite jettent de mon côté ajoutent à la vague suspicion que je commençais d'entretenir : ils attendent de moi, que dis-je, ils espèrent une intervention qui, en les séparant, les absoudra de l'obligation morale de combattre. Le besoin de préserver son prestige et sa dignité n'est pas spécifiquement humain. Il est fortement enraciné dans les couches instinctives de l'esprit, si proche du nôtre, des animaux supérieurs.
Je décide de ne pas intervenir et de laisser aux deux chiens le soin de trouver une porte de sortie conforme à leur dignité. Alors ils se séparent avec lenteur, et pas à pas ils se dirigent chacun vers un bord opposé de la route. Finalement, et tout en continuant de se surveiller du coin de l'œil, ils lèvent la patte ensemble, comme au commandement, Wolf contre un poteau télégraphique, Rolf contre la clôture. Puis ils s'en vont en se pavanant, chacun se flattant d'avoir remporté moralement la victoire en intimidant l'autre.
Lorsqu'elles assistent à la rencontre de deux chiens égaux en force et en rang, les chiennes ont un comportement particulier. Dans une telle situation, la compagne de Wolf, Susi, souhaite sûrement le combat. Non qu'elle aide activement son époux, mais elle adore le voir flanquer une raclée à un adversaire. Deux fois je l'ai vue utiliser une ruse parfaitement déloyale pour provoquer cet événement : Wolf en était à la phase « tête-bêche » avec un autre chien — chaque fois c'était un chien étranger au pays — et Susi tournait autour d'eux d'un air intéressé, alors que les deux chiens ne faisaient absolument pas attention à elle. Tout d'un coup elle s'arrêtait près de l'arrière-train de Wolf, offert à ce moment-là à l'adversaire, et y plaçait un coup de dent silencieux mais énergique. Wolf, persuadé que l'autre venait de manquer aux lois séculaires du savoir-vivre canin en lui mordant la fesse, attaquait aussitôt. Et l'adversaire prenant lui aussi cette attaque pour un impardonnable manque aux bonnes mœurs, le combat qui s'ensuivait était exceptionnellement féroce ».