14 Octobre 2016
J'ai trouvé assez remarquable l'article de Georges Trésor sur le phénomène de la violence, qui se développe actuellement dans nos sociétés, notamment la Guadeloupe et Martinique.
Je le livre à votre réflexion.
Le Scrutateur.
Les racines du mal
Si on s’en tient aux statistiques, la Guadeloupe après la Martinique possède le taux le moins élevé d’homicides volontaires de la Caraïbe. Ce constat n’a pas pour but de relativiser l’importance du phénomène de violence dans notre société. Tout homicide est toujours un homicide de trop. Ce qui sur le sujet suscite l’indignation et affole les esprits, ce ne sont donc pas les chiffres. C’est surtout la commission d’homicide par des jeunes à l’égard d’autres jeunes. Le crime n’est pas plus odieux que s’il s’agissait d’adultes, mais le phénomène est nouveau et il dérange. Il nous culpabilise, nous renvoie à nos échecs, à nos manquements.
Dans ces conditions, il est normal que les bonnes volontés se lèvent pour répartir les responsabilités et inviter à trouver ensemble des solutions. Et c’est en leur honneur.
Malheureusement, le phénomène de violence des jeunes a l’air de nous dépasser. D’autant que les clés de sa compréhension manifestement nous échappent. Nous tâtonnons à la recherche d’explications, de solutions. Nous mettons simultanément en accusation, le système éducatif, la drogue, le chômage, la violence dans les médias, les réseaux sociaux… Et comme pour conjurer tous ces maux, nous nous accrochons à notre imaginaire pour redonner vie à une société déjà morte. Nous exhumons la famille d’antan, l’école du passé, l’église de nos parents. Parce que, confusément, nous sentons que la violence des jeunes est
le signe paroxysmique d’une vie en commun qui se désagrège.
Comment stopper cette spirale négative ? Réhabiliter l’autorité dans la famille et dans l’école est pour beaucoup une priorité. Avec fermeté, nous devons imposer à nos enfants la contrainte des règles d’une vie en société. Cela marchait avant. Seulement voilà, cela marchait parce que la contrainte, acceptée par les enfants, était légitimée par une autorité reconnue d’eux. Ce n’était pas l’autorité liée au pouvoir des parents ou des professeurs sur les enfants. L’autorité dont il est question était ailleurs. Elle résidait dans quelque chose qui se situe au-dessus de la réalité de ma famille ou de mon école. Elle résidait dans une représentation transcendantale de la Famille et de l’École qui, en tant qu’institution, imposaient à tous le respect. C’est cette représentation symbolique de la famille et de l’école qui jouait un rôle régulateur des conduites et comportements des enfants, et qui les faisait respecter les règles et les normes sociales en vigueur dans notre société. Tout ceci pour dire qu’une organisation juridique ne peut produire du commun dans une société que parce qu’elle est couplée à une organisation symbolique. C’est un invariant anthropologique vérifiable dans le temps et dans l’espace.
Aujourd’hui, ça a l’air de ne plus marcher. Parce que nos enfants, dit-on, auraient changé dans leurs comportements. Ils ne respectent plus rien. C’est vrai que le comportement des jeunes d’aujourd'hui tranche nettement avec celui de ceux d’hier. Mais ils ne sont pas les seuls à avoir changé. Leurs aînés aussi ont changé. Leur changement à eux fait moins désordre, parce qu’il investit moins que celui des jeunes le registre de la délinquance et des incivilités.
Au demeurant, tous ces changements s’inscrivent dans une logique. Avec l’évolution de l’organisation surtout matérielle de notre société, les subjectivités individuelles au fil du temps se sont modifiées. Notre manière de nous représenter et notre manière d’être dans le monde ont suivi cette évolution. Ce qu’on n’a pas vu venir et qui perturbe assez profondément notre vie en commun, ce sont les conséquences négatives de ces changements sur l’ordre symbolique tel qu’il existait par le passé.
Comme pour compenser le processus de désagrégation de notre vie en commun, nous cherchons à faire corps en pointant dans un esprit de contrition notre responsabilité collective dans les causes à l’origine des phénomènes de déviances qui gangrènent notre société. Or, les causes profondes selon nous sont ailleurs. Elles sont dans ce qu’il est convenu d’appeler la « mondialisation » et sa logique néolibérale. De manière multiforme ce phénomène agit sur les consciences individuelles et collectives partout dans le monde. Grâce en particulier à l’extraordinaire développement des moyens et techniques de communication mettant en contact en temps réel les habitants de la planète, la mondialisation contribue à produire des formes de subjectivité de moins en moins marquées culturellement. Ainsi, le numérique, sous toutes ses formes et principalement par le biais d’internet, est devenu un lieu virtuel d’appartenance transcendant les appartenances culturelles. Il offre la possibilité aux individus dans le monde entier de puiser dans la circulation planétaire de l’information des éléments de leur construction identitaire, en mettant à distance les contraintes normatives en rapport avec l’organisation symbolique des sociétés dans lesquelles ils vivent.
Pour autant, parvenir à la conclusion que la mondialisation serait responsable de la mort chez nous d’un jeune agressé par un autre jeune pour lui voler son portable, n’a évidemment pas de sens. Par contre, nous pensons que les raisons qui poussent aujourd’hui les jeunes à s’entretuer sont très certainement en rapport avec les formes de subjectivités produites par la mondialisation ; et qui font que tout en étant membres d’une communauté, les individus finissent par exister pour eux-mêmes. Ce phénomène d’individuation interprété à tort par certains comme l’expression de la conquête d’une liberté plus grande, ne libère pas davantage l’individu, mais libère surtout les forces enfouies de l’ego, comme les pulsions qui peuvent être des pulsions de mort pour utiliser un langage freudien.
Sans qu’on s’en rende compte, pour la première fois de son histoire l’humanité est sans doute en train de vivre une mutation d’ordre anthropologique dont les signes sont visibles dans la transformation du rapport des individus aux réalités extérieures. Aussi bien chez les adultes que chez les jeunes, il y a comme un désir de chercher la reconnaissance, l’estime de soi, en affranchissant son égo des contraintes de ces réalités. Ce phénomène est particulièrement sensible dans le rapport au savoir, si essentiel dans le mécanisme de transmission des valeurs nécessaires à la construction des identités collectives. En puisant de manière passive, sans distanciation critique dans toutes sortes de médias des éléments de savoir hétéroclites, les individus développent un rapport narcissique au savoir. Ils l’expriment en délégitimant tous les savoirs autres que le leur, y compris le savoir scientifique. Les élèves contestent de plus en plus la validité du savoir de leur professeur, et le patient va jusqu’à contester le diagnostic de son médecin.
Il ne s’agit pas pour nous de céder à la résignation, mais soyons lucides. Nos valeurs identitaires familiales ou sociales, passablement affaiblies, ne constituent plus une arme efficace pour réguler le comportement de nos enfants. Dans ce monde naissant, chargé d’incertitudes, les jeunes sont les principales victimes. Privés de repères pouvant donner sens à leur existence, ils manifestent leur besoin d’exister en basculant dans la violence. Cela se vérifie surtout chez ceux ayant un esprit fragile. C’est donc dans des modes d’encadrement permettant à ces jeunes de se soustraire autant que faire se peut du monde de l’ignorance, que nous parviendrons sans doute à les éloigner du monde de la violence.
Georges Trésor