9 Mai 2016
Chantal Delsol est une universitaire, philosophe connue dans le monde entier. Elle fut disciple d'une autre grande universitaire, mon amie Jeanne Parain-Vial
Sur l'élection de Sadik Khan à la mairie de Londres, et le véritable engouement qu'elle suscite dans les milieux médiatiques en France, elle propose l'analyse suivante ;
Le Scrutateur.
Delsol, Chantal
Les médias français se félicitent bruyamment de l’élection du maire de Londres. Sadiq Khan a tout pour leur plaire : fils d’immigrés pakistanais musulman, pauvre et méritant, avocat spécialisé dans les droits de l’homme, travailliste, pro-européen et anti-Brexit.
Nous avions été heureux de voir les États-Unis élire avec Obama un candidat noir : belle revanche de l’histoire après un apartheid encore si récent. De la même façon, on ne peut qu’être heureux de voir réussir de la sorte un enfant de famille immigrée modeste. Mais ce n’est pas cela qui est en cause ici. La victoire de Sadiq Khan est revendiquée au nom de la « diversité ». Enfin un candidat musulman ! La ville de Rotterdam s’est d’ailleurs déjà donné auparavant un maire musulman, Ahmed Aboutaleb. C’est l’occasion pour certains, comme le 8 mai encore Pierre Moscovici, de souligner que - c’est ce qu’il fallait démontrer - les racines de l’Europe ne sont pas chrétiennes : puisque des musulmans peuvent, élus par les citoyens, devenir gouvernants.
Il faut que nous soyons bien aveuglés pour ne pas voir la mystification dans laquelle nous nous plaisons. Nous ne félicitons Sadiq Khan d’être musulman que parce qu’il est si éloigné de tout ce qui fait l’islam. Il n’organisera certainement jamais à Londres quelque chose comme le salon de la femme musulmane de Pontoise, avec des conférences sur « les femmes vertueuses obéissent à leur mari » et « la femme ne sort de chez elle que par la permission de son mari ». Il a tout fait pour sauver le pub de son quartier - il est musulman, certes, mais pas comme celui de L’Auberge volante de Chesterton, qui, pour obéir normalement à sa religion, fermait les pubs de Londres. Il récuse avec vigueur l’image du musulman anti-juif. Il est spécialisé dans les droits de l’homme tels que nous les entendons (il suffit de lire les quatre déclarations islamiques des droits de l’homme pour comprendre ce qu’ils deviennent traduits par la charia). Enfin, et non le moindre, il a soutenu le mariage homosexuel (il suffit d’avoir enseigné pendant des années à des étudiants musulmans pour savoir que ce n’est en aucun cas l’opinion qu’ils professent très généralement, juste parce qu’ils sont en accord avec leur religion). Mais de surcroît, il a été, dit-on, menacé de mort pour cela : autrement dit, on se félicite qu’il soit musulman, mais on ne le loue que parce qu’il est capable de s’opposer à sa propre culture au péril de sa vie !
Sadiq Khan se déclare musulman pratiquant. Et pour autant, si entièrement occidentalisé il projette l’image d’un islam fantasmé, qui n’existe que dans nos rêves : exactement semblable à nous, et pourtant estampillé différent, qui nous laisse croire que nous sommes bien multiculturalistes, alors qu’en réalité, c’est seulement chez lui notre culture que nous aimons. L’élection de Sadiq Khan ne nous démontre pas que nous sommes en train d’abandonner nos racines chrétiennes. Elle nous démontre au contraire, et à satiété, à quel point l’histoire les conforte, puisque des citoyens européens musulmans en défendent avec ardeur les principes : les droits de l’homme, la monogamie, et tout cela que Sadiq Khan défend, on ne le trouve pas en pays musulman.
L’allégresse médiatique devant l’élection de Londres raconte comment nous nous leurrons nous-mêmes. Elle brosse l’image d’une diversité entièrement remodelée à l’image de l’Occident post-moderne. On parle de multiculturalisme : « La diversité comme étendard », dit la voix médiatique sur un ton inspiré. Mais on nous présente un musulman bien remis aux normes : on loue la diversité mais c’est une diversité réglementée. On aime l’autre, oui : mais à condition qu’il soit tout à fait semblable à nous.
C’est sans doute là l’explication de ce paradoxe contemporain : comment pouvons-nous tout en défendant une seule opinion légitime (les droits de l’homme à l’occidentale), demeurer si attachés à la diversité, clamant la vertu des « différences » ? C’est que ces différences nous les désossons préalablement, nous les déshabillons, nous les réduisons pour ainsi dire à l’état de désert. Nous en extirpons tout le suc pour en faire des folklores. Ainsi, quand on annonce avec fierté que le maire de Londres est musulman, cela ne signifie pas qu’il applique le Coran (jamais les Londoniens ne l’accepteraient), mais qu’il se réclame d’une tradition pittoresque et surtout sans manifestation concrète. Nous nous réjouissons que sa religion ne soit pas la nôtre - mais à condition qu’il ne prétende pas en réaliser les préceptes ! Et d’ailleurs il ne prétend à rien de tel ! Il est musulman, mais il défend l’Occident chrétien de tout son cœur. Cela l’arrange. Cela nous arrange.
Pourquoi clamons-nous la diversité tout en défendant exclusivement les droits de l’homme occidentaux ? Pourquoi récusons-nous les racines chrétiennes tout en défendant leur héritage avec tant d’ardeur ? Parce que nous n’assumons pas notre filiation culturelle. Nous aimons notre héritage, mais pas ceux qui nous l’ont laissé. Nous sommes des parricides. C’est pourquoi sans cesse nous brouillons les pistes. L’histoire du maire de Londres n’est qu’un épisode de ce permanent brouillage.
CHANTAL DELSOL pour « Le Figaro »