24 Décembre 2015
Je ne cite que très rarement Mediapart, journal de l'ex trotskyste ( mais il n'y a « d'ex » trotskyste ) Edwy Plenel. Car j'éprouve une aversion profonde pour ces animaux composites, toujours venimeux, aux corps de surmulots dotés de crocs vipérins.
Parmi les exceptions il y aura cet article, où avec la perfidie la plus raffinée le « milieu » exécute, sans avoir l'air d'y toucher la dame de la place Vendôme.
La phrase la plus torve est assurément celle-ci. Evoquant un ministre de la « justice » sonné, KO debout, mais refusant de démissionner comme logiquement elle eut dû le faire, Mediapart lançant la flèche empoisonnée du Parthe écrit : « Christiane Taubira, qui a parfois « la tentation de Cayenne » (voir notre entretien vidéo ci-dessous), tient aussi à sa carrière – dans son choix, de nombreuses raisons s’entremêlent. « Vous avez déjà été ministre, vous ? Non ? Vous verriez, c’est agréable aussi la vie de ministre », lâche un ancien collaborateur. À l'un des anciens ministres qu'elle affectionne, elle a glissé qu'en cas de démission, sa carrière politique était finie – elle n'a plus aucun mandat électif . « Elle a une belle sincérité qui est rare. » Comme d'autres, il estime qu'il vaut mieux elle qu’un autre à ce poste si sensible ».
On fait difficilement mieux en matière d'exécution capitale, négligemment accomplie, comme on jette le mouchoir en papier dont on s'est servi, qui, désormais souillé n'est plus bon que pour la poubelle.
Le Scrutateur.
Après avoir assuré mardi 22 décembre à la radio algérienne que la déchéance de nationalité ne serait pas retenue dans la Constitution, Christiane Taubira a subi l'humiliation du désaveu public ce mercredi 23 après le Conseil des ministres. La déchéance de nationalité est maintenue. Elle ne démissionnera pas. Mieux, elle la défendra devant le Parlement.
On ne l’entend pas non plus sur la rafale de mesures sécuritaires et d'annonces liberticides directement empruntées à la droite (voire à l’extrême droite), comme la demande d’avis au Conseil d’État sur l’internement préventif d’individus fichés par les services de renseignement, ou sur les dégâts de l’état d’urgence. Les perquisitions administratives à haute dose et les assignations à résidence décidées sans recours à un juge sont pourtant devenues une réalité quotidienne, instaurant une zone grise du droit – cela a provoqué récemment la démission du président d’un think tank de juristes proche du PS, le club Droit, justice et sécurités (DJS). Là encore, les partisans de Christiane Taubira jurent que la place Vendôme tente, en toute discrétion, dans la confidentialité des travaux interministériels, de « mettre un peu de judiciaire là-dedans ». Mais le bilan est maigre.
Déjà, « sur la loi renseignement, elle était très mal à l’aise. Elle n’a quasiment pas mis les pieds au Sénat, elle n’est intervenue que sur la partie pénitentiaire. Les deux fois où elle était seule dans l’hémicycle, elle a lu ses notes », nous racontait l'été dernier Claude Malhuret, un des rares sénateurs LR (ex-UMP) opposé à la loi. « Taubira est sortie de son créneau au moment précis où il a été question de son administration. On ne l'avait jamais vue sinon dans les RIM [réunions interministérielles – ndlr] », confirme un ministre.
Selon plusieurs sources, la garde des Sceaux se désintéresse des questions antiterroristes. Soit parce qu’elle ne les maîtrise pas sur le bout des doigts, elle qui tient à connaître parfaitement le sujet sur lequel elle s'exprime. Soit parce qu’elle sait d’avance la bataille perdue. « Elle n’y comprend pas grand-chose, ce n'est pas sa culture et sa génération, elle n'a pas intégré ce sujet dans sa réflexion », rapportait cet été un député PS qui l’aime bien.
Cet absentéisme volontaire s’est aussi illustré lors du débat sur le protocole d’entraide judiciaire entre la France et le Maroc, conçu pour dissiper la brouille diplomatique entre les deux pays. De toute façon, le texte n’avait pas été élaboré à la chancellerie, mais au Quai d’Orsay (lire notre enquête ici).
Et que dire de la mort du jeune manifestant écologiste Rémi Fraisse à Sivens, tué par une grenade offensive lancée par un gendarme ? La ministre s'est contentée d'un tweet, et a subi sans broncher des pressions de Bernard Cazeneuve pour que ce soit le procureur d'Albi qui s'exprime et non le préfet. Cette communication décalée de Christiane Taubira sur les réseaux sociaux (notamment sur son compte Twitter), entre poésie et citations littéraires, vise-t-elle à masquer son impuissance politique ? La question se pose.
Sur la défensive face aux critiques, le ministère de la justice se borne à communiquer sur le travail déjà effectué, et l’important train de réformes qui est prévu jusqu’en 2017 : guichet unique d’accueil des justiciables, réforme de la carte judiciaire, réforme du droit des obligations, réforme de la procédure pénale, programme de travaux dans la pénitentiaire, etc. Des réformes techniques, chronophages, mais sans effet d’affichage ou de valeur symbolique forte.
La place Vendôme peut aussi afficher des budgets assez bons depuis 2012. Des recrutements ont été lancés pour compenser les saignées en effectifs imposées sous Sarkozy avec la RGPP. Les parquets ne reçoivent plus d’instructions individuelles à caractère politique. Quant au parquet national financier (PNF), créé après l’affaire Cahuzac, il commence à monter en puissance.
Christiane Taubira © Reuters
Surtout, à la différence des questions antiterroristes, Christiane Taubira s’est battue sur le système judiciaire : à l’été 2013, ses divergences profondes avec le ministre de l’intérieur d’alors, Manuel Valls, s’étaient étalées au grand jour. Le président de la République François Hollande avait finalement tranché, souvent en faveur de Valls, mais la garde des Sceaux avait ensuite pu compter sur des députés acquis à sa cause qui avaient amendé le texte. C’était l’époque où elle construisait un réseau de soutiens, fait de membres de la société civile, de députés, d’élus locaux, d’intellectuels.
C’était l’époque aussi où elle incarnait, au-delà du PS, les espoirs de 2012, les rêves de changement, et où elle ravissait le peuple de gauche de ses saillies qui réussissent le plus souvent à ringardiser ceux qui l’attaquent. Dès le début, ceux-ci ont été très nombreux : femme, noire, de gauche, elle incarne tout ce que la droite et l'extrême droite détestent. Christiane Taubira a été, et est, la cible d'attaques racistes extrêmement violentes, sans avoir toujours été suffisamment soutenue par l'exécutif.
Christiane Taubira remet Eric Ciotti à sa place à l'Assemblée © Le Monde.fr
« Elle s’en est déjà ouverte devant nous. Cela l’a beaucoup fatiguée. Surtout quand les coups touchaient aussi ses proches », dit un ancien de son cabinet. Il y voit une des raisons du silence de Christiane Taubira depuis que Manuel Valls est à Matignon, singulièrement depuis que ses amis Benoît Hamon, Aurélie Filippetti et Arnaud Montebourg ont été débarqués du gouvernement à l’été 2014.
En ces deux occasions, elle a beaucoup hésité à partir. Elle a beaucoup consulté, des proches, des intellectuels avec qui elle avait pris l’habitude de converser régulièrement, d'anciens ministres, dont Pierre Joxe. Selon plusieurs membres de son entourage, elle s’est finalement résolue à rester « pour peser de l’intérieur ». « Elle n’hésite pas à mouiller la chemise et à aller voir Hollande quand il le faut », insiste un de ses défenseurs. L'ancien ministre Benoît Hamon raconte souvent une entrevue à quatre dans le bureau de la ministre, avec Arnaud Montebourg et Aurélie Filippetti, juste après leur limogeage, en août 2014 : « Elle nous a dit : “Je ne suis pas dans la même situation que vous. J’ai encore des réformes en cours.” »
En décembre 2013 déjà, sur le plateau de Mediapart, Christiane Taubira s'était comparée à un colibri : « Cela se passe en Amazonie. Il y a un incendie de forêt. Le colibri décide de ramener une goutte d’eau à chaque fois. Les autres animaux se moquent de lui en lui disant : “Tu crois pouvoir éteindre l’incendie avec ça ?” Il répond : “Je fais ma part.” Moi, je fais ma part chaque jour. »
Christiane Taubira, qui a parfois « la tentation de Cayenne » (voir notre entretien vidéo ci-dessous), tient aussi à sa carrière – dans son choix, de nombreuses raisons s’entremêlent. « Vous avez déjà été ministre, vous ? Non ? Vous verriez, c’est agréable aussi la vie de ministre », lâche un ancien collaborateur. À l'un des anciens ministres qu'elle affectionne, elle a glissé qu'en cas de démission, sa carrière politique était finie – elle n'a plus aucun mandat électif. « Elle a une belle sincérité qui est rare. » Comme d'autres, il estime qu'il vaut mieux elle qu’un autre à ce poste si sensible.
Sur le plateau de Mediapart, fin 2013
Hollande et Valls, eux, veulent la conserver : elle est la seule figure du gouvernement dont l’aura rassure encore les militants de gauche. Mais pour rester, Taubira a dû se taire. « Elle ronge son frein, elle est malheureuse. Valls lui a demandé de la boucler et de ne pas formuler une seule critique », confie un familier du pouvoir.
Elle l’est d’autant plus que des promesses importantes de 2012, telles que l’indépendance du parquet, la réforme du droit des mineurs, ou le renforcement de la protection des sources des journalistes, sont sans cesse renvoyées aux calendes (par l’Élysée, Matignon ou l’Assemblée, selon les cas). Les tribunaux et les prisons crient encore misère, la réforme de l’aide juridictionnelle a été un vrai chemin de croix, et la réforme « Justice du XXIe siècle », qui est en cours, demande beaucoup de travail et d’efforts, mais est encore peu visible. Parmi les défaites politiques de la ministre, enfin, figure aussi le renoncement à l’amnistie sociale.
Dans les milieux judiciaires et politiques, même marqués à gauche, on doute désormais que les projets portés par la ministre de la justice se concrétisent un jour. « Nous n’avons aucun contact avec la ministre, seulement quelques échanges techniques avec son cabinet », déplore Florian Borg, le président du Syndicat des avocats de France (SAF, gauche). « Elle est venue à notre congrès de novembre 2012, mais l’année suivante, on n’a reçu qu’une vidéo, et en retard, parce que le ministère s’était trompé d’adresse mail. Et ensuite plus aucune réponse… »
Quand le SAF a lancé le mouvement de protestation contre la baisse de certaines indemnisations de l’aide juridictionnelle, en septembre 2013, « le cabinet ou la ministre ne sont pas venus vers nous. C’est la preuve d’un vrai manque de sens politique », assène Florian Borg. Faute de réponse de la place Vendôme, par la suite, le SAF s’est adressé directement à Bercy ou à Matignon. « Nous sommes un syndicat de gauche, il y a un gouvernement de gauche. Or nous ne parlons pas le même langage avec la ministre. La seule fois où j’ai pu obtenir une réponse directement de Christiane Taubira, c’est en appelant France Inter pour lui poser une question à l’antenne, le 15 octobre », relate Florian Borg (voir la vidéo ci-dessous). Selon lui, « ce n’est pas une ministre qui pèse de l’intérieur sur les choix du gouvernement : elle perd ses arbitrages ».
Christiane Taubira, le 15 octobre 2015
Le constat est partagé par le Syndicat de la magistrature (SM, gauche). « On a eu un peu d’espoir en 2013, mais là, politiquement, c’est la catastrophe », lâche Françoise Martres, la présidente du SM. « La ministre ne dit rien quand les policiers manifestent sous ses fenêtres, le 14 octobre, pour demander plus de peines de prison. » Immédiatement après, Christiane Taubira avait d’ailleurs dû assister à une conférence de presse de Manuel Valls, en compagnie de Bernard Cazeneuve, lors de laquelle le premier ministre avait annoncé de nouvelles mesures en faveur de la police. « Sur les sujets de fond, que ce soit sur le plan des libertés ou sur le plan économique, avec la casse du code du travail et des prud’hommes, on ne peut pas soutenir l’action sur la justice de ce gouvernement », tranche la présidente du SM.
De façon plus anecdotique, l'organisation de Christiane Taubira fait aussi débat. Son cabinet est un des plus instables du gouvernement. Quatre directeurs de cabinet (et autant d’adjoints) se sont succédé en l’espace de trois ans. « Elle ne s’occupe ni du cabinet, ni des grandes directions du ministère. L’information ne circule pas », raconte un ancien de la place Vendôme, naguère admiratif devant la culture de Christiane Taubira, son lyrisme, son aisance verbale et sa fougue à lutter contre le racisme et l’exclusion, et qui se montre aujourd’hui amer et désabusé.
« La ministre ne veut pas avoir de comptes à rendre, ne fait confiance à personne, et ne donne pas d’instructions claires, poursuit cet ancien proche. Quand elle est en difficulté, elle s’en sort avec une formule du type : “Je ne suis la mule de personne ! J’ai une maison à Cayenne qui m’attend, avec une bibliothèque à ciel ouvert”… Et inévitablement, quand arrive une boulette, comme l’affaire Falletti ou les PV d’écoutes de Sarkozy, ce sont les membres du cabinet qui trinquent. Mais surtout, elle a laissé passer des défaites cinglantes pour la gauche, comme un décret qui éloigne les précaires de la justice ordinaire, ou la création d’annexes de tribunaux pour migrants à Roissy et au Mesnil-Amelot. » Terrible réquisitoire.
« C’est une femme entière, tempère un autre ancien responsable du cabinet. Elle est stressée parce qu’elle travaille énormément, y compris la nuit. Avec elle, on n’est pas là pour rigoler. C’est une femme de dossier. Elle veut lire et comprendre absolument tout ce qu’on lui demande de signer. » Plus réservés, d’autres ex-conseillers se disent déroutés par l'emploi du temps de la ministre, parfois difficile à suivre, voire par son caractère. « Oui, elle a un caractère de cochon, mais il faut savoir lui dire non. Quand il y a de la résistance, ça lui convient », défend un ancien responsable de son cabinet.
Comme un symbole de l’évolution de cette présidence, Christiane Taubira, égérie flamboyante de la gauche, est en passe de devenir une figure silencieuse, cantonnée au rang de ministre des victimes et de la poésie, celle qui ne gagne plus ses batailles mais ne démissionne pas. Donnée partante à chaque remaniement, ou à la Culture, elle pourrait tout aussi bien rester à son poste, jusqu’en 2017. Avec l'espoir que le colibri tente encore d'éteindre l'incendie.