16 Mars 2015
Nous publions l'article de Frédéric Régent, paru d'abord sur le Site Créoleway. Article qui devrait être utile pour, passer du culte de la mémoire (incertaine, subjective, soumise aux aléas conjoncturels et aux passions idéologiques ) à l'étude de l'histoire, science humaine, donc faillible, mais rigoureuse, méthodique, soucieuse de se remettre en question au service de la vérité, un mot important, même s'il est plus utile avec l'initiale en minuscule qu'en majuscule.
Edgar Bay.
Sans jamais minimiser l’horreur de l’esclavage des Noirs, et sans céder non plus à certaines intimidations « identitaires », l’historien guadeloupéen Frédéric Régent s’efforce d’étudier l’histoire sous tous ses aspects, sans œillères idéologiques. Ses travaux rappellent que le sort des travailleurs engagés des débuts de la colonisation française (aussi appelés 36 mois), dont descendent en partie les actuels Békés mais aussi de nombreux Noirs Antillais, n’avait rien d’une promenade de santé : « L’engagé ne peut s’éloigner de l’habitation de son maître sans autorisation. Tout départ non autorisé est considéré comme du marronnage et puni par le fouet et son temps d’engagement est prolongé. » « Pour se marier, il doit avoir le consentement de son maître. C’est donc une forme d’esclavage temporaire. » Le texte étant long et riche, nous en avons souligné des passages qui ne manqueront pas de susciter un débat constructif. Cette tribune, datant de 2009, est à lire, à relire et à étudier. Sa ki vayan lévé lanmen !
par Frédéric REGENT
Saint-Christophe, Guadeloupe, Martinique, Saint-Louis du Sénégal, Saint-Domingue, Sainte-Lucie, Grenade, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Sainte-Croix, Guyane, Ile Bourbon (Réunion), Marie-Galante, Gorée, Louisiane, Ile de France (Ile Maurice), Tobago, Seychelles: le point commun de ces territoires est d’avoir connu un régime d’esclavage sous la domination coloniale française entre les années 1620 et 1848.
Dès la deuxième moitié du XVIe siècle, les activités d’aventuriers français qui pratiquent le commerce et la flibuste se développent dans la mer des Antilles. Il y a, en moyenne, une expédition française par an dans la région de 1550 à 1620. Ils échangent avec les Amérindiens Kalinas – qu’ils dénomment Caraïbes – ou les colons espagnols, du textile, de l’alcool, des outils, des armes contre du tabac, du bois, des hamacs, de la vannerie, des vivres. Les Caraïbes adoptent certaines techniques des Européens: voile sur les bateaux, culture de la canne et de la banane. Ils commencent à cultiver de manière plus systématique le tabac pour le troquer contre des produits européens.
Les capitaines des navires français établissent souvent des bases où certains de leurs compagnons, pendant plusieurs années, plantent des vivres, coupent des arbres précieux et récoltent du tabac. Une implantation durable de Français se met bientôt en place à Saint-Christophe en 1627. Ces premiers colons appelés «maîtres de case» engagent des serviteurs pour défricher et cultiver le tabac. La plupart des Français qui immigrent aux colonies sont incapables de payer leur voyage aux îles, ils doivent s’engager à servir, ceux qui payent les frais du voyage, pour une durée de 3 ans, dans les colonies françaises. Ces colons français sont appelés les «engagés» ou les «trente-six mois».
Dès 1629, les premiers colons de Saint-Christophe qui s’étaient eux-mêmes engagés pour trois ans repartent chercher de la main-d’œuvre en France. Des centaines de Français vont être ainsi introduits aux colonies. Ils viennent en majorité des ports français de l’Atlantique (Nantes, La Rochelle, Bordeaux) ou de la Manche (Dieppe, Saint-Malo, Le Havre) ou encore de villes reliées à ces ports par voie fluviale (Paris, Orléans, Angers).
Les engagés sont souvent des paysans ou des artisans. Des hommes s’engagent contre des promesses de terres et de salaires élevés à l’issue du contrat d’engagement, véhiculées par une intense propagande. Tout individu, homme ou femme, arrivant dans une colonie aux frais d’un autre devait le servir pendant trois ans. La constatation du paiement des frais de passage suffit pour établir le droit de possession de l’engagé. Le maître n’a pas seulement le droit de fixer les services de l’engagé, il peut le vendre à qui bon lui semble. L’engagé peut changer 7 à 8 fois de maître. Un Blanc peut même avoir pour maître un Noir libre ! Un engagé peut se racheter, mais sans pouvoir contraindre son maître à cette opération. L’engagé ne peut s’éloigner de l’habitation de son maître sans autorisation. Tout départ non autorisé est considéré comme du marronnage et puni par le fouet et son temps d’engagement est prolongé. Pour se marier, il doit avoir le consentement de son maître. C’est donc une forme d’esclavage temporaire. A la fin de la durée d’engagement, l’engagé reçoit le paiement du voyage de retour en France. Il peut garder ce pécule pour s’installer ou être réemployé moyennant salaire.
Le système de l’engagement privilégie l’arrivée des hommes. Ce déséquilibre des sexes résulte de deux facteurs: la nature des travaux à effectuer, les risques de conflits avec les Caraïbes. En effet, le XVIIe siècle étant celui de la mise en valeur, des défrichements, des combats et de la guerre, toutes tâches alors exclusivement masculines, la nécessité prévaut d’avoir des hommes portant armes. Sauf les femmes déjà mariées, aucune ne fait partie des premières expéditions. Entre 1635 et 1715, les départs de La Rochelle pour les colonies françaises des Antilles font état de 40 femmes sur 6.200 engagés, ceux de Dieppe, de 50 femmes sur 1900. Les filles ne restent pas longtemps dans les liens du servage, car une fille demandée en mariage a le droit d’obliger son maître à la vendre au futur époux.
Ces engagés jouèrent un grand rôle dans le défrichement des étendues naturelles, l’établissement des plantations, ainsi que dans le transfert des compétences techniques et manufacturières de l’Europe vers l’Amérique. L’économie de plantation fut ainsi originellement fondée sur la servitude blanche. Parallèlement à cette servitude blanche, les premiers colons achètent des esclaves aux navires hollandais ou anglais. Les flibustiers français capturent les navires négriers étrangers et revendent les esclaves aux colons.
A partir de 1642, le roi de France autorise la traite négrière, dans les années 1670, il l’encourage. Sur toute la période de la colonisation esclavagiste, les négriers français sont les troisièmes transporteurs d’esclaves (environ 1,5 millions d’esclaves transportés), derrière les Portugais (environ 5 millions) et les Anglais (environ 3 millions). Ce choix de la traite négrière a été impulsé par les colons et les marchands. En effet, les négociants et marins du royaume de France commencent à pratiquer la traite, avant même que le royaume de France ne dispose de colonies. De leur côté, les colons français importent massivement des esclaves en toute illégalité, avant même que la traite française ne soit autorisée, puis subventionnée par le pouvoir monarchique. Après l’interdiction de la traite, en 1815, certains négociants et marins poursuivent ce commerce illégalement. Le dernier navire négrier français soupçonné de participer à la traite, le Tourville, débarque des captifs au Brésil en 1849, soit un an après l’abolition définitive de l’esclavage par la France!
Environ 4 millions de femmes, d’hommes et d’enfants ont connu dans ces territoires l’esclavage colonial. La moitié d’entre eux sont nés en Afrique (dont environ 60% transportés par des navires négriers français), l’autre dans les colonies et sont appelés créoles1, terme qu’ils partagent avec les Blancs nés dans les colonies et avec la langue commune qui y est parlée. La population des colonies du royaume de France n’est d’ailleurs pas composée que de maîtres blancs et d’esclaves noirs. Car si tout Blanc est libre ou destiné à l’être (les engagés), tout homme de couleur n’est pas forcément esclave. Le statut d’esclave n’est pas un état juridique perpétuel. Le métissage et les affranchissements ont été à l’origine de la naissance d’une nouvelle classe juridique: les libres de couleur. Tous les hommes libres ne sont pas blancs, mais tous les esclaves ne sont pas noirs. Il existe des esclaves amérindiens, indiens ou métissés.
En effet, la colonisation française se caractérise dès l’origine par la faiblesse du nombre de femmes blanches. En 1654, les femmes européennes représentent 3 à 4% de la population blanche de la Guadeloupe. Le métissage entre Français, Amérindiennes et Africaines, commence donc logiquement dès le début de l’occupation des îles. Ces femmes répondent aux multiples besoins des colons : besoin sexuel et affectif, force de travail complémentaire pour les tâches domestiques et agricoles. En 1639, les directeurs de la Compagnie soucieux de moralité, enjoignent à ceux qui ont des concubines dans leurs cases de les épouser ou de les chasser. Le père Maurile de Saint-Michel déclare en 1646 «avoir vu des Français mariés à des négresses. Les enfants des uns et des autres s’appellent mulâtres». Le père Du Tertre qui voyage aux Antilles dans les années 1640 et 1656 témoigne que certains de ces mulâtres ont épousé des Françaises, il note qu’au début de la colonisation cet usage a été très important. Leur descendance est réputée blanche.
Dans l’état actuel de nos connaissances, nous pouvons considérer qu’un nombre important de gens réputés blancs des colonies ont une ascendance non européenne (amérindienne, africaine ou indienne), mais il faut encore approfondir les études sur cette question. Ce métissage originel a pu produire une quantité de Blancs suffisante pour défendre les colonies françaises des adversaires et encadrer les esclaves. D’ailleurs, dès que la société esclavagiste de chaque colonie est solidement formée, la caste des Blancs se ferme. Ainsi, la catégorie intermédiaire des libres de couleur apparaît à la fin du XVIIe siècle dans les colonies d’Amérique et dans le dernier tiers du XVIIIe siècle aux Mascareignes. Toutefois, avant la mise en place de la ségrégation juridique entre Blancs et non-blancs, beaucoup de descendants d’Africaines, d’Amérindiennes ou d’Indiennes ont franchi la barrière de couleur.
Une catégorie des libres de couleur s’est peu à peu mise en place dans chaque colonie du royaume de France. Le concubinage des maîtres avec des femmes de couleur et la reconnaissance implicite par l’affranchissement des enfants naturels qu’ils ont avec, ainsi que les besoins de défense des colonies ont entraîné un développement de la classe juridique des libres de couleur. Cet essor est démographique, mais aussi économique, les libres de couleur ont une part croissante dans la prospérité coloniale. Leur accroissement commence à être ressenti comme une menace. Le pouvoir royal rappelle continuellement aux administrateurs de limiter les affranchissements. Des raisons fiscales ont conduit à séparer les libres de couleur des Blancs, des raisons politiques ont conduit à la création de compagnies de milice distinguant les couleurs. Le préjugé de couleur développé par le pouvoir monarchique est ensuite repris par une majorité de colons de «blancheur immémoriale» pour écarter des places honorifiques certains Blancs suspects de mésalliance ou d’être issus de mésalliance. Pourtant, la population des gens de couleur libres ne cesse de croître durant le XVIIIe siècle. Le pouvoir royal ne parvient pas à endiguer la volonté des maîtres d’accorder la liberté à leurs fidèles serviteurs, leurs concubines et leurs enfants.
Les libres de couleur sont la troisième partie dans un système construit pour deux. De ce fait, leur place dans l’ordre colonial est ambiguë. Ils ne sont plus esclaves, mais ils sont enfermés dans un statut juridique inférieur et ne peuvent être considérés comme des Français de plein droit. L’existence même des libres de couleur est un germe de l’abolition. En effet, l’autorité coloniale reconnaît qu’un individu non réputé blanc peut être libre.
La pratique esclavagiste se met peu à peu en place. Progressivement, se constituent trois classes juridiques: celle des Blancs ou réputés tels, celle des libres de couleur et celle des esclaves. Elles sont identifiées dans les représentations par l’attribution d’une couleur. Une législation de l’esclavage se met en place d’abord sous l’impulsion des administrateurs des colonies. Puis, la monarchie intervient dans le domaine juridique avec l’Edit de mars 1685 publié dans un recueil de textes juridiques sur les colonies appelé Code Noir. Cette décision royale entérine et réglemente l’esclavage. Elle ne change rien aux pratiques esclavagistes dont elle s’inspire.
La relation entre maîtres et esclaves est particulièrement complexe. Compliquée par la nature même de l’origine des maîtres, dont un nombre significatif est métissé. Terrifiante, tant le maître contrôle la vie de l’esclave. Subtile, car elle repose parfois sur le contournement des lois coloniales pour des raisons hédonistes, affectives ou économiques. Malgré la législation coloniale qui ne lui donne pas le droit de vie et de mort, le maître conserve un pouvoir quasi absolu sur ses esclaves. Il peut s’appuyer sur la milice, l’armée, l’Eglise, les hiérarchies internes à la population de couleur pour exercer un puissant contrôle social sur les esclaves.
Pourtant, les esclaves essaient d’échapper au travail et à l’esclavage selon des formes variées: lenteur au travail, suicides, avortements, empoisonnements ou marronnage. Ces formes de résistance ne parviennent pas à mettre en péril l’existence de l’économie d’habitation tout au long du XVIIIe siècle. Le contrôle social exercé par les colons qui s’appuient sur différentes institutions (administration et Eglise) et sur les divisions internes serviles qu’ils ont eux-mêmes établis, permet le maintien d’une certaine stabilité. De plus, les maîtres s’accommodent du petit marronnage et parfois en profitent. Par ailleurs, les autorités coloniales n’hésitent pas à traiter avec les bandes organisées de marrons. Toutefois, le meilleur moyen pour l’esclave d’échapper à l’esclavage est d’obtenir un affranchissement accordé par son maître. C’est par cette voie que la plupart des esclaves des colonies accèdent à la liberté avant les abolitions.
Les colonies esclavagistes répondent à deux demandes du royaume de France. Elles lui fournissent des denrées qu’il ne peut pas produire (sucre, café, coton, indigo…). Elles assurent des débouchés commerciaux aux manufactures du royaume. Le développement du commerce colonial dope la croissance économique des ports atlantiques et de leurs arrière-pays. Les habitations des colonies françaises produisent en quantité considérables sucre, café, indigo, coton. Grâce à elles, le royaume de France devient le premier exportateur mondial de ces denrées. Les entreprises rurales que sont les habitations se caractérisent par la concentration importante de main-d’œuvre sur le lieu de production, la division du travail et la surexploitation des individus. Le développement de ce système agro-manufacturier et commercial nécessite des investissements lourds et participe à l’essor de la pratique capitaliste en France. Il donne naissance aux colonies à des sociétés profondément inégalitaires, fondées sur l’appât du gain, où les lois sont sans cesse transgressées.
Le commerce colonial stimule la production manufacturière de textile, de métallurgie, de porcelaine ou les chantiers navals du royaume de France. La croissance économique française du XVIIIe siècle est étroitement liée à la croissance du commerce des denrées coloniales. Le commerce colonial insère la France dans des circuits économiques mondiaux. Il participe au développement même de l’esprit du capitalisme, rendre indispensable la consommation croissante de denrées non vitales (café, tabac, cacao) produites aux dépens du sang et de la sueur des esclaves, alors que la majorité de la population du royaume n’a pas toujours en quantité suffisante l’aliment de base qu’est le pain.
Ce mode de production et de commercialisation est rentable pour quelques milliers de propriétaires de grandes habitations et de quelques centaines de colons. Des deux côtés des océans, ce système profite aux élites aux dépens des masses populaires qu’elles soient serviles, paysannes ou ouvrières. L’approvisionnement en sucre, café, tabac, denrées consommées essentiellement par les élites de la société, se fait au prix du sang et de la sueur des esclaves. Le maintien des colonies esclavagiste nécessite un puissant soutien militaire et financier, payé par le sang et les impôts du petit peuple. Ce dernier est de plus en plus écrasé d’impôts dans les campagnes, exploité dans les manufactures et enrôlés souvent de force dans l’armée ou sur les navires de guerre dans les ports. Le petit peuple paye le prix fort des guerres permettant la conservation des colonies esclavagistes qui sont très coûteuses (guerre de Sept Ans et Guerre d’Indépendance américaine). La dette publique, creusée par ces conflits, oblige bientôt le roi de France a convoqué les Etats Généraux à la fin de 1788. Les sujets du royaume de France font part de leurs doléances. Dans les colonies, les troubles révolutionnaires provoquent l’affaiblissement des autorités coloniales et l’affrontement de groupes aux intérêts contradictoires (patriotes, autonomistes, royalistes, républicains, libres de couleur) sur fond de soulèvements serviles.
Avec la Révolution française, le lobby colonial s’affaiblit, les idées philanthropiques en faveur de l’abolition immédiate de la traite et graduelle de l’esclavage se développent, ainsi que les insurrections d’esclaves et de libres de couleur. La République, proclamée le 22 septembre 1792, est menacée de toutes parts et surtout dans ses colonies par des guerres civiles et avec des puissances étrangères. Dans un même élan, le discours philanthropique rejoint le pragmatisme stratégique. Ainsi, l’esclavage est aboli en août 1793 à Saint-Domingue et, le 4 février 1794, la mesure est étendue aux autres colonies. Le processus révolutionnaire ne se décline donc pas en une lutte pour la liberté, mais plutôt dans un combat pour le pouvoir. La liberté n’est qu’un instrument pour rallier des hommes à sa faction ou à sa nation. Le décret émancipateur n’est d’ailleurs que partiellement appliqué: à la Martinique, aux Mascareignes, dans les îles du Sénégal, l’esclavage est maintenu. Le rapport de force entre abolitionnistes et esclavagistes reste en faveur des seconds.
La Contre-révolution coloniale de Bonaparte débouche ensuite sur l’indépendance de la plus importante colonie française en 1804. Mais, avec la défaite des troupes de Bonaparte à Saint-Domingue, ce sont les deux tiers de la population servile des colonies qui deviennent libres en cessant d’être français. Ailleurs, l’esclavage est maintenu ou rétabli (Guadeloupe, Guyane). La restauration de l’ordre prérévolutionnaire se fait sans employer le mot esclave. Pour les populations asservies comme pour la masse dominée du peuple français, l’attachement aux idéaux de la République et de la liberté reste fort. Ces mots ne peuvent être effacés aussi vite. Aussi, en 1848, le rétablissement de la République aboutit-il rapidement à la liberté de tous les esclaves. Avec l’émancipation, les esclaves deviennent citoyens français. Ils apportent alors une dimension universelle à la République française.
Frédéric Régent
Maître de conférences
Institut d’Histoire de la Révolution française (IHRF)
Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne