19 Octobre 2014
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Un article publié il y a une semaine (Le transhumanisme : un rêve de décivilisation : http://www.lescrutateur.com/2014/10/le-transhumanisme-un-reve-de-decivilisation.html# ), consacré au transhumanisme, a suscité d’un lecteur le commentaire suivant :
Cette intervention du lecteur, est intéressante, et traduit l’attitude de beaucoup de gens face aux progrès sans cesse croissants de la technique. Et j’en partage moi-même un certain nombre de requisits. Moi aussi j’aimerais bien pouvoir être guéri d’un éventuel Alhzeimer, bénéficier d’un cœur neuf, etc. Passons sue l’ironie rituelle, mais un peu bête sur les « miracles ». Mon lecteur, et une part de moi-même, continuent à souscrire à l’enthousiasme religieux qui s’empara de l’Europe au 18 ème et surtout au 19 ème siècle à l’égard de la technique, où des écrivains de talent comme Jules Verne, vouèrent leurs œuvres à la louange du progrès, le nouveau Dieu des animalcules humains dont parlait Voltaire dans son célèbre conte philosophique : Micromégas.
De artistes célèbres, des philosophes comme Auguste Comte, mais aussi des imbéciles royaux tel le lamentable M. Homais, campé par Flaubert dans Madame Bovary, dont la postérité est, hélas ! innombrable.
Le XXième siècle a déchanté, du moins dans ses esprits les plus lucides.
Raymond Aron a écrit Les désillusions du progrès et, avant ou après lui, bien d’autres esprits acérés ont déchanté.
Efforçons nous, dans le cadre restreint d’un article d’aller à l’essentiel.
Pour réfléchir aux observations de notre ami, j’évoquerai seulement les grands noms de Martin Heidegger, de Michel Henry ( La barbarie ), de Jacques Ellul, et de Virgil Gheorghiu.
Je me contenterai même des deux derniers noms, ceux d’Ellul, et de Gheorghiu.
Jacques Ellul est un spécialiste du problème qui nous intéresse. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul ), auquel il a consacré plusieurs ouvrages.
Il est hors de question d’entrer, ici, dans le détail de toutes ces analyses, fines, fouillées, appuyées sur d’innombrables exemples. Je me contenterai d’évoquer les thèses du plus ancien de ces ouvrage, en tant qu’elles concernent notre actuel propos.
Il s’agit de La Technique, ou l'Enjeu du siècle, paru en 1954 l'un des deux textes fondateurs de sa démarche et qui s'ouvre par cette phrase : “Aucun fait social, humain, spirituel n'a autant d'importance que le fait technique dans le monde moderne.” L'idée centrale du livre, est celle de l'autonomie du fait technique dont les manifestations apparaissent toujours motivées par l'utilité sociale mais qui en réalité trouve en lui-même, fondamentalement, la justification d'un développement de moins en moins contrôlé et d'ailleurs de plus en plus incontrôlable.
En page 121 de cet ouvrage, on peut lire : « Ce ne sont plus les nécessités externes qui déterminent la technique, ce sont ses nécessités internes. Elle est devenue une réalité en soi qui se suffit elle-même, qui a ses lois particulières et ses déterminations propres ».
Plus loin on peut lire, ce qui n’est pas une vaine condamnation, ni évidemment un hymne à la joie, mais un constat de fait : « Ne nous y trompons pas, lorsque l'Etat par exemple intervient dans un domaine technique, ou bien il intervient pour des raisons sentimentales, théoriques, intellectuelles, et son intervention sera alors négative ou nulle, ou bien il intervient pour des raisons de technique politique et nous avons alors seulement la combinaison de deux techniques. Il n'y a pas d'autre possibilité. Toute l'expérience historique de ces dernières années le démontre abondamment.
Mais, un degré au delà, l'autonomie se. manifeste à l'égard de la morale et des valeurs spirituelles. La technique ne supporte aucun jugement, n'accepte aucune limitation. C'est en vertu de la technique bien plus que de la science que s'est établi le grand principe : chacun chez soi. La morale juge de problèmes moraux ; quant aux problèmes techniques elle n'a rien à y faire. Seuls des critères techniques doivent y être mis en jeu. ( souligné par le Scrutateur ) La technique se jugeant elle-même se trouve évidemment libérée de ce qui a fait l'entrave principale (valable, non valable, nous n'avons rien à en dire ici — constatons seulement pour le moment qu'il s'agissait bien d'une entrave) à l'action de l'homme. Elle assure ainsi de façon théorique et systématique la liberté qu'elle avait su conquérir en fait. Elle n'a plus à craindre quelque limitation que ce soit puisqu'elle se situe en dehors du bien et du mal. L'on a prétendu longtemps qu'elle faisait partie des objets neutres ; actuellement ce n'est plus utile ; sa puissance, son autonomie sont si bien assurées qu'elle se transforme à son tour en juge de la morale, en édificatrice d'une morale nouvelle. En cela elle joue aussi bien son rôle de créatrice d'une civilisation. Une morale interne à la technique. Celle-ci est assurée de n'avoir pas à en souffrir. Son cours n'en sera pas varié. Quoi qu'il en soit, à, l'égard de la morale traditionnelle, la technique s'affirme comme une puissance indépendante. Seul l'homme, n'est-ce pas? est soumis au jugement moral. Nous n'en sommes plus à cette époque primitive où des choses étaient bonnes ou mauvaises en soi. La technique n'est rien en soi. Elle peut donc tout faire. Elle est vraiment autonome ».
Mais chers lecteurs amis, je crois que le livre, pour ceux qui lisent ( de moins en moins dit-on en ces années où la technique permet internet, qui privilégie, il faut bien l’avouer autre chose que la lecture approfondie des textes qui valent quelque choses )
qui est le plus à même de faire comprendre « vite » ( ? ) le problème qui est présentement le nôtre, est un roman, La Vingt-cinquième heure, de Vigil Georghiu, paru pour la première fois en 1949, préfacé par Gabriel Marcel.
Ce roman est, à mes yeux, un des chefs d’oeuvres de la littérature mondiale du XX ème siècle avec Le Meilleur des mondes d’Huxley, et 1984 d’Orwell.
Roman au sens plein du terme, palpitant, roman d’amour, roman total, se déroulant dans cette période tragique de notre histoire humaine contemporaine, des années 1930 à 1947 ou 48.
Je ne le résumerai pas ; me contentant d’introduire l’extrait que je cite, qui rejoint tellement les vues de Jacques Ellul mais dans un style autre, accessible à un plus large public ( tout est hélas ! relatif, même en ce domaine ) que celui ,des philosophes ou des élèves de sciences-po.
Le passage cité est au début de l’histoire. Plusieurs personnages clefs du roman sont réunis dans le petit village de Fontânâ , en Yougoslavie, chez le père de l’un d’entre eux. Celui qui parle est un écrivain et un poète de talent. C’est aussi, une sorte de prophète, qui, sans recours à une magie de pacotille, par la vertu de son « génie »d’artiste, est en train d’écrire un livre ( qui s’avérera être la 25 ème heure ), prémonition de ce qui s’annonce comme une des nuits les plus sombres qu’aient eues à traverser l’humanité depuis la préhistoire.
Je n’en dis pas plus, espérant que mes lecteurs se précipiteront chez leur libraires, pour commander l’ouvrage avant de le dévorer.
Mais le passage que j’ai choisi illustre de façon particulièrement claire la nature exacte de la technique, et des risques qu’elle fait encourir à l’humanité, si celle-ci ne se décide pas ( en la personne de ses « sages » , s’il en reste ) à réfléchir pendant qu’il le peuvent encore.
Extrait de la 25 ème heure de Virgil Georghiu :
« Traian Koruga s'interrompit un moment et porta le verre à ses lèvres. Dehors la pluie tombait régulièrement.
— Je finirai tout de suite cette digression, dit-il. Quant à moi je vous avoue que je me sens toujours en société, même si apparemment je suis seul. Je vois se mouvoir autour de moi ces esclaves techniques toujours prêts à me servir et à m'aider. Ils allument mes cigarettes, me disent ce qui se passe dans l'univers, éclairent ma route la nuit. Ma vie a leur cadence. Ils me tiennent compagnie plus que les autres êtres vivants. Je me sens même capable de sacrifices pour eux. C'est pour cela que je ne peux pas demeurer longtemps à Fântâna, comme vient de le faire remarquer ma mère. Mes esclaves techniques m'attendent à Bucarest. Nous sommes beaucoup plus riches que nos collègues d'il y a deux mille ans qui ne possédaient que quelques douzaines d'esclaves. Nous en avons des centaines, des milliers. Et maintenant je vais vous poser une question : à combien estimez-vous le nombre d'esclaves techniques, en pleine activité aujourd'hui, sur la surface du globe? Il y en a au moins quelques dizaines de milliards. Et combien d'hommes?
— Deux milliards d'hommes ! répondit le procureur. ^
— C'est exact. La supériorité numérique des esclaves techniques qui peuplent aujourd'hui la terre est écrasante. En tenant compte du fait que les esclaves techniques tiennent en main les points cardinaux de l'organisation sociale contemporaine, le danger est évident. En termes militaires les esclaves techniques tiennent en main les nœuds stratégiques de notre société : l'armée, les voies de communication, l'approvisionnement et l'industrie pour n'en citer que les plus importants. Les esclaves techniques forment un prolétariat, si nous entendons par ce mot un groupe dans une société à un moment historique, groupe qui n'est pas intégré à cette société. Leur destinée se trouve entre les mains des hommes. Je n'écrirai pas un roman fantastique et, partant, ne décrirai pas la manière dont ces esclaves techniques se révoltent un beau jour, emprisonnent l'espèce humaine dans les camps de concentration, la font disparaître sur l'échafaud ou la chaise électrique. De telles révolutions sont le fait des esclaves humains. Je ne | décrirai que des faits réels. Et dans la réalité ce prolétariat technique fera sa révolution sans se servir de barricades comme ses camarades les esclaves humains. Les esclaves techniques représentent une majorité numérique écrasante dans la société contemporaine. C'est un fait concret. Dans le cadre de cette société ils agissent selon leurs lois propres, différentes de celles des humains. Je ne citerai de ces lois spécifiques aux esclaves techniques que l'automatisme, l'uniformité et l'anonymat.
« Une société, dans laquelle il y a quelques dizaines de milliards d'esclaves techniques et à peine deux milliards • d'hommes (même si ces derniers la gouvernent) aura tous les caractères d'une majorité prolétarienne. Du temps des Romains, les esclaves humains parlaient, priaient et \ vivaient selon les coutumes importées de Grèce, de Thrace ou d'autres pays occupés. Les esclaves techniques de notre société gardent eux aussi leur caractère spécifique et vivent selon les lois de leur nation. Cette nature, ou si vous préférez cette réalité existe dans le cadre de notre société. Son influence se fait sentir de plus en plus. Les hommes, afin de pouvoir les avoir à leur service, sont forcés de connaître et d'imiter leurs habitudes et leurs lois. Chaque patron est obligé de savoir un peu la langue et les coutumes de ses employés pour les commander. Presque toujours, lorsque l'occupant est en état d'infériorité numérique, il adopte la langue et les coutumes du peuple occupé, par commodité ou intérêt pratique. Il le fait bien qu'étant l'occupant et maître tout-puissant.
« Le même processus poursuit son développement dans le cadre de notre société, bien que nous ne voulions pas le reconnaître. Nous apprenons les lois et la manière de parler de nos esclaves pour mieux les diriger. Et ainsi, peu à peu, sans même nous rendre compte, nous renonçons à nos qualités humaines, à nos lois propres. Nous nous déshumanisons, nous adoptons le style de vie de nos esclaves techniques. Le premier symptôme de cette déshumanisation c'est le mépris de l'être humain. L'homme moderne sait que ses semblables, et lui-même d'ailleurs, sont des éléments qu'on peut remplacer. La société contemporaine qui compte un homme pour deux ou trois douzaines d'esclaves techniques doit être organisée et fonctionner d'après des lois techniques. C'est une société créée selon des nécessités mécaniques et non humaines. Et c'est là que commence le drame.
« Les êtres humains sont obligés de vivre et de se comporter selon des lois techniques, étrangères aux lois humaines. Ceux qui ne respectent pas les lois de la machine, promues au rang de lois sociales, sont punis. L'être humain qui vit en minorité devient, le temps aidant, une minorité prolétaire. Il est exclu de la société à laquelle il appartient, mais dans laquelle il ne peut s'intégrer désormais sans renoncer à sa condition humaine. Il en résulte pour lui un sentiment d'infériorité, le désir d'imiter la machine et d'abandonner ses caractères spécifiquement humains, qui le tiennent éloigné des centres d'activité sociale.
« Et cette lente désintégration transforme l'être humain en le faisant renoncer à ses sentiments, à ses relations sociales jusqu'à les réduire à quelque chose de catégorique, précis et automatique, les mêmes relations qui lient une pièce de la machine à une autre. Le rythme et le langage de l'esclave technique sont imités dans les relations sociales, dans l'administration, dans la peinture, dans la littérature, dans la danse. Les êtres humains deviennent les perroquets des esclaves techniques. Mais ce n'est là que le début du drame. C'est le moment où commence mon roman, c'est-à-dire la vie de mon père, de ma mère, la tienne, George, la mienne et celle des autres personnages.
— Ce qui veut dire que nous nous transformons en « hommes-machines? demanda le procureur. Il avait le même ton railleur.
— C'est justement là qu'éclaté le drame. Nous ne pouvons pas nous transformer en machines. Le choc entre les deux réalités — technique et humaine — s'est produit. Les esclaves techniques gagneront la guerre. Ils s'émanciperont et deviendront les citoyens techniques de notre société. Et nous, les êtres humains, nous deviendrons les prolétaires d'une société organisée selon les besoins et la culture de la majorité des citoyens, c'est-à-dire des « citoyens techniques ».
— Et pratiquement, comment ce choc se produira-t-il ? demanda le procureur.
— Je suis moi-même curieux de le voir. Mais, en même temps, j'ai peur. Il vaudrait mieux que je sois mort plutôt que d'assister à ma mise en croix et à celle de mes semblables.
— Tu penses à des faits précis ?
- Tous les événements qui se déroulent, à cette heure, sur la surface de la terre, et tous ceux qui se dérouleront au cours des années à suivre, ne sont que les symptômes et les phases de cette même révolution, la révolution des « esclaves techniques ». Pour finir les hommes ne pourront plus vivre en société en gardant leurs caractères humains. Ils seront considérés comme égaux, uniformes et traités suivant les mêmes lois applicables aux esclaves techniques, sans concession possible à leur nature humaine. Il y aura des arrestations automatiques, des condamnations automatiques, des distractions automatiques, des exécutions automatiques. L'individu n'aura plus droit à l'existence, sera traité comme un piston ou une pièce de machine, et il deviendra la risée de tout le monde s'il veut mener une existence individuelle. Avez-vous jamais vu un piston mener une vie individuelle ? Cette révolution s'effectuera sur toute la surface du globe. Nous ne pourrons nous cacher ni dans les forêts ni dans les îles. Nulle part. Aucune nation ne pourra nous défendre. Toutes les armées du monde seront composées de mercenaires qui lutteront pour consolider la société technique — d'où l'individu est exclu. Jusqu'à présent les armées combattaient pour conquérir de nouveaux territoires et des richesses nouvelles, par orgueil national, pour les intérêts privés des rois ou des empereurs, ayant pour fin le pillage ou la grandeur. C'étaient là des buts humains. Maintenant ces armées combattent pour les intérêts d'une société en marge de laquelle ils ont à peine le droit de vivre, comme prolétaires. C'est peut-être l'époque la plus sombre de toute l'histoire de l'humanité. Jamais encore l'homme n'a été aussi méprisé. Dans les sociétés barbares par exemple, un homme était moins apprécié qu'un cheval. Cela peut arriver encore aujourd'hui chez certains peuples ou certains individus. Tu me racontais tout à l'heure l'histoire d'un paysan qui venait de tuer sa femme et ne le regrettait pas, mais avait essayé de se suicider en pensant qu'il n'y aurait personne pour nourrir et abreuver ses chevaux tout le temps qu'il serait en prison. Telle est la façon de sous-évaluer l'individu dans les sociétés primitives. Le sacrifice humain est chose courante. Dans la société contemporaine le sacrifice humain n'est même plus digne d'être mentionné. Il est banal. La vie humaine n'a de valeur qu'en tant que source d'énergie. Les critères sont purement scientifiques. C'est la loi de notre sombre barbarie technique. Nous y arriverons après la victoire totale des esclaves techniques.
- Et quand se produira la révolution dont tu te fais le prophète ? demanda le procureur. — Elle a déjà commencé ! répondit Traian. Nous participerons à son développement. La plupart d'entre nous n'y survivront pas. J'ai terriblement peur de n'avoir jamais à finir ce livre car je disparaîtrai également.
— Ton pessimisme est plutôt violent, dit le procureur. - Je suis poète, George, dit Traian. Je possède un sens que les autres n'ont pas et qui me permet d'entrevoir l'avenir. Le poète est un prophète. Je regrette le premier d'avoir à prédire des choses aussi tristes. Mais ma mission de poète m'y oblige. Il faut que je le crie à tous les échos même si cela n'est pas agréable ».
Conclusion provisoire : Il faut encore avoir recours aux « philosophes » grands ou petit pour y voir plus clair et faire avancer le schmilblick !
E.Boulogne.
Encore une lettre de lecteur sur le même sujet :
18 octobre 2014 :
Bonjour,
Vous évoquez fort à propos ,ce courant idéologique,très lié aux puissants de ce monde et avec à propos, car il s'agit aussi d'une dynamique de plus en plus concrète.
Je ne saurais trop vous conseiller de persister ,ainsi que la lecture des travaux remarquables d'une sociologue québecoise :Céline Lafontaine:
Et notamment son dernier ouvrage :" Le corps marché" ,où l'on voit très concrètement ce que signifie la mise en œuvre de cette forme renouvelée du désir de toute puissance:
http://www.seuil.com/livre-9782021038880.htm
Et le lien renvoyant à son passage sur France Culture au printemps:
http://www.franceculture.fr/emission-les-matins-entre-innovation-medicale-et-enjeux-ethiques-quel-avenir-pour-la-bio-economie-20
Les Photographies :
Les photos font référence au texte. Le lecteur s'y retrouvera facilement. Trois d'entre elles sont extraites de Philosophie Magazine d'octobre 2014, qui est intéressant. Mais la typographie de ces articles n'est pas toujours très lisible à la reproduction. Enfin il a le cliché sur le schmillblick, cher à Pierre Dac et à Coluche.